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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/219

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LE CHEMIN DU CRIME

quelqu’un qui s’interdit à lui-même une discussion dégradante, il sortit de la chambre, sans regarder l’insulteur.

Il avait à peine passé le seuil de la porte, que le visage d’Antoine, tout à l’heure tendu dans l’orgueil et le défi, s’altéra jusqu’à se décomposer. La terreur de l’homme qui se sent perdu était peinte sur ses traits hagards, dans ses prunelles fixes, dans l’affaissement de tout son corps, écroulé soudain sur une des chaises. La mince lueur de l’unique bougie sculptait par plans livides ce masque où se lisait maintenant la vérité qu’il avait cachée à son frère, comme à son père, quoique avec un autre mensonge. Il n’avait pas plus employé l’argent des trois chèques à des opérations de Bourse qu’il n’avait mis au courant le livret La Croix sous la dictée d’un camarade. Le chef de bureau, celui qu’il appelait, avec une désinvolture digne de sa gentilhommerie : « ce gros éléphant, » avait deviné juste. Antoine s’était fait ouvrir un compte au Crédit départemental, société peu scrupuleuse, sous un faux nom et avec une fausse adresse, puis il avait fabriqué le premier chèque, celui de douze cents francs, dans l’idée de jouer, soit aux courses, soit dans un tripot, où un des aigrefins rencontrés chez Angèle d’Azay l’avait introduit. Il avait joué, et aux courses, et dans le tripot. Il avait gagné, en bloc, une somme, énorme pour lui : neuf mille francs. Il avait reversé au compte La Croix les soixante