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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/262

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L’ÉTAPE

Le mouvement d’affection que Crémieu-Dax avait eu pour lui sur le seuil de l’Union Tolstoï lui revint à la mémoire, et la pitié qu’il avait cru lire dans ses yeux. Évidemment Salomon savait ou soupçonnait, au sujet de leur sœur et de leur commun camarade, quelque chose que lui-même ignorait, La dure perspicacité de cet ami, avec lequel il entretenait ces rapports singuliers, tantôt étroits jusqu’au plus intime compagnonnage, tantôt presque hostiles et chargés de sous-entendus, lui donna soudain un frémissement de peur. Il ne pouvait cependant pas lui livrer l’honneur de son frère ! Il était bien sûr que Crémieu-Dax n’hésiterait pas une seconde à lui prêter les cinq mille francs, bien sûr qu’il ne lui poserait aucune question, mais bien sûr aussi qu’il irait jusqu’à la cause. Jean était arrivé au rond-point des Champs-Élysées quand cette certitude lui rendit trop pénible cette démarche. Il resta quelques minutes encore à réfléchir, puis, penché à la fenêtre, il cria au cocher :

— « Nous n’allons pas avenue Hoche, nous allons rue de Tournon. Je vous arrêterai devant la maison… »

Ainsi, dans cette heure d’affreuse détresse, l’image de M. Ferrand, du maître dont il avait tant fui tour à tour et tant aimé l’influence, se substituait, presque instinctivement, à celle du condisciple qu’il estimait le plus. Il allait, poussé par la force secrète qui nous dessine notre avenir moral en nous le présageant, vers celui dont les