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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/322

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L’ÉTAPE

qu’elle redoutait, avec sa connaissance trop complète du caractère d’Antoine, qu’il n’eût poussé l’audace jusqu’à se prétendre envoyé par elle ! Et si Adhémar l’avait crue capable de cette vilenie, si elle lisait dans ces yeux bleus, parfois bien durs, cet injurieux soupçon, si elle acquérait la preuve qu’il n’avait pas foi en elle, qu’il ne l’estimait pas, alors que tout son avenir maintenant dépendait de cette foi et de cette estime ?… La jeune fille avait beau professer les théories les plus hardies, se moquer des préjugés et même de la morale courante, ce nihilisme de surface n’empêchait pas qu’elle n’eût honte, — honte à en mourir, — quand elle réalisait la faute où elle s’était laissé entraîner. Elle ne comprenait pas encore comment. Elle aussi, elle avait voulu badiner avec l’amour, et elle avait été prise à ce jeu redoutable, et de toutes manières, dans son cœur aussi bien que dans sa chair. La preuve qu’elle aimait vraiment Rumesnil, c’est qu’elle avait, dès la première heure qui avait suivi le don total de sa personne, senti, sans vouloir se l’avouer, qu’elle n’était pas aimée. L’instinct de la femme éprise n’a pas besoin de plusieurs expériences pour savoir cette vérité de la vie du cœur : que le seul signe, le plus indiscutable, de l’amour sincère est l’instant qui suit la satisfaction du désir. La différence est si grande entre l’homme assouvi et l’homme enivré ! Jusqu’au moment où elle était devenue la maîtresse d’Adhémar, Julie s’était crue bien certaine de