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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/38

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L’ETAPE

années, par cet atavisme qui n’a jamais tourmenté son père. La bonne race des cultivateurs Vivarais, dont il est issu, se révolte en lui, malgré lui, contre l’erreur paternelle. Ce fils d’un Jacobin a de continuels retours vers la vieille France. Il voudrait aimer la France nouvelle, et tout l’en écarte. Cet enfant d’un incrédule étouffe dans la négation. Il est né d’un fonctionnaire et d’un déraciné ; et il ne rêve, quand il s’abandonne à ses goûts, que d’une famille établie, de mœurs locales et traditionnelles, d’un milieu terrien. Cette lutte secrète dure depuis que je le connais. C’est la cause qui m’a tant intéressé à lui, durant son année de philosophie. Je n’ai jamais connu un jeune homme dont le malaise démontrât plus complètement combien les sophismes du monde révolutionnaire sont meurtriers à un esprit juste et à un cœur droit… Et puis, il t’a aimée. J’ai vu grandir ce sentiment. J’ai vu que tu le voyais aussi, qu’il t’attendrissait. Il m’a semblé que le bonheur pouvait être là, pour vous deux. Aujourd’hui, je me demande si je ne me suis pas trompé, puisque la lutte intérieure dont il était déjà victime, à dix-huit ans, continue à vingt-cinq, à travers et malgré cet amour… »

— « Non, mon père, » reprit Brigitte, en touchant de sa main le bras de M. Ferrand, « la lutte ne continue pas et le bonheur est là… » Et, en indiquant à son compagnon d’un gracieux hochement de sa tête fine, elle ajouta : « lui aussi, il est là… » Elle venait d’apercevoir Jean Monneron,