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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/381

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ET NE NOS INDUCAS

d’alors, lesquels professaient en amour les doctrines de l’amant de Mme Michelin : « Les gens qui s’affectent souvent durent peu, la lame use le fourreau… L’humanité peut nous porter à réparer le malheur d’autrui, mais on a tort de s’en affliger. Ayons la prudence de le voir comme un songe désagréable et de chercher un réveil riant… » Ces phrases de la célèbre Vie privée de Richelieu durent être prononcées, par l’aimable duc, du ton que Rumesnil avait pour dire à Julie : « Je te répète que tu ne m’as pas bien compris. Mais nous ne pouvons pas nous expliquer ici, sur ce coin de trottoir… Si nous étions rue d’Estrées, je te mènerais devant la glace, notre glace, et je te demanderais s’il est possible de ne pas aimer une amie qui trouve le moyen d’être encore plus jolie quand elle est en colère ?… Veux-tu y venir demain, jeudi, rue d’Estrées, à deux heures ?… Tu pourras me dire toutes les injures que tu voudras. Je saurai me les faire pardonner… »

Il avait dégagé son bras de la main de sa maîtresse, en débitant ce discours plein d’allusions aux petits secrets de leur intimité. Elle le regardait maintenant, sans parler, avec une expression qu’il ne lui connaissait pas, dans ses prunelles noires. S’il eût eu moins de cette fatuité légère qui assure le triomphe au jeu de l’amour-goût, mais qui ne permet même pas de comprendre les meurtrières folies de l’amour-passion, ce regard lui aurait fait peur. Il y aurait démêlé un paroxysme de douleur, la déraison d’une sensibilité à qui une terrible cer-