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Page:Pellissier - Le Mouvement littéraire au XIXe siècle, 1900.djvu/168

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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

débuts dans le monde, à la curée de 1830. Il s’écriait : « Tout est mort en Europe ! » Un scepticisme précoce fana dans son cœur les vaillantes convictions et les hautes croyances, y dessécha toute piété humaine et divine. Lui demandez-vous s’il aime la liberté ? À condition qu’on puisse dormir au milieu du tapage. S’il aime sa patrie ? Pourquoi pas autant que la Turquie ou la Perse ? Il donne à Mardoche la Pucelle d’Orléans pour aïeule, il fait tenir le Rhin dans un verre de vin blanc. Ne le jugeons pas sur des boutades, et interrogeons son œuvre tout entière. Nous n’y trouvons ni dans la jeunesse aucun rayon de cordialité généreuse, ni dans la maturité aucune pensée de sagesse recueillie. Il ne s’est jamais passionné pour aucune noble cause. Il n’a jamais fixé sa vie dans aucune tâche. Il n’a été ni le poète de la nature, ni celui de la conscience, ni celui de l’humanité. Que lui reste-t-il ? L’amour seul. Il en chante non pas les douces tendresses et les pures joies, mais les ardeurs, les délires, les transports orageux suivis des prostrations muettes. Son unique domaine, c’est la passion, et ce qu’il y a en elle de plus fiévreux, de plus exaspéré. Ce sceptique railleur qui persifle la patrie, qui raille la liberté, qui se méprise lui-même à vingt ans, n’a vraiment cru qu’à l’amour, et, s’il fut un grand poète, c’est moins pour en avoir joui que pour en avoir souffert.

Théophile Gautier fit ses débuts au même âge que Musset, quelques mois plus tard. Il prit part à la grande campagne de Hernani, et, parmi les nouvelles recrues de la brigade romantique, aucune ne déploya plus ardent enthousiasme et n’étala plus truculents gilets. Il fut un des chefs de ces Jeune-France, si féroces à la vulgarité et à la platitude des mœurs bourgeoises, que lui-même devait bientôt peindre avec une légère et sympathique ironie. Le romantisme se rejetait, une fois la grande révolution accomplie, sur des questions positives d’art et de facture. Tandis que Musset rompit tout aussitôt avec l’école, Gautier, au contraire, s’y engagea de plus en plus et finit par ne voir dans la poésie