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Page:Pellissier - Le Mouvement littéraire au XIXe siècle, 1900.djvu/29

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LES PRÉCURSEURS DU XIXe SIÈCLE.

donnent à l’homme d’autre supériorité sur les animaux que le triste privilège de s’égarer d’erreur en erreur. Toute notre force et toute notre certitude viennent de cette conscience morale dont les actes sont des sentiments, non des jugements, et qui ne trompe jamais celui qui la prend pour guide. C’est en elle que Jean-Jacques retrouve la vertu, sur elle qu’il fonde le libre arbitre et le droit naturel. Tandis que Descartes avait fait de l’évidence une clarté tout intellectuelle, Jean-Jacques transporte cette lumière de l’intelligence dans la sensibilité. L’adhésion de l’esprit lui paraît froide ; il lui faut l’attachement du cœur. La vérité ne doit pas être conçue, mais sentie.

Dans sa conduite, c’est la sensibilité qui est sa seule règle. Dans ses œuvres, elle lui inspire toutes les pages ardentes qui passionnèrent son siècle. C’est par elle qu’il le fait « remonter à l'amour ». C’est par elle aussi qu’il découvre la poésie de la nature, cette poésie qui vit, non de descriptions ou d’allégories artificielles, mais d’impressions directes et d’émotions spontanées. C’est par elle enfin qu’il relève le spiritualisme chrétien, non dans un traité scolastique, mais dans une profession de foi, en opposant à la froide et sèche ironie de l’incrédulité, non point l’appareil des arguments, mais le témoignage sensible du cœur, en adorant le Dieu que chicanait l’analyse des philosophes.

Cette prédominance de la sensibilité explique toutes ses faiblesses. De là, le manque de suite et d’équilibre ; de là, les bizarreries d’une existence décousue et hasardeuse qui ne parvint jamais à se fixer. Rien, chez lui, de moyen ni de consistant ; nulle teneur, nulle assiette stable ; il oscille d’un extrême à l’autre sans s’arrêter dans l’entre-deux ; son âme en branle « ne fait que passer par la ligne du repos ». L’éducation avait encore avivé son irritabilité naturelle Dès six ans, il se repaît de lectures romanesques, et prend sur l’existence humaine des notions bizarres dont l’expérience et la réflexion ne pourront jamais le guérir. Il a toujours vécu dans un monde imaginaire, dont les fan-