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Page:Pierron - Histoire de la littérature grecque, 1875.djvu/53

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LES RHAPSODES.

leurs lettres sans nombre contre un alphabet plus simple et plus rationnel. Quoi ! dirai-je encore, les Phéniciens ont fait, dès les temps les plus reculés, des établissements sur toutes les côtes de la Grèce ; ils ont communiqué aux Grecs le culte d’Astarté, devenue si gracieuse chez les poëtes sous le nom d’Aphrodite ; ils ont avec les Grecs de perpétuelles relations de voisinage et de commerce ; et c’est au bout de mille ans et plus que les Grecs s’aperçoivent qu’ils peuvent emprunter aux Phéniciens quelque chose de plus précieux que leurs marchandises, et même que la pourpre de Tyr ; et ces Grecs, qui ont négligé pendant tant de siècles de peindre aux yeux les mots de leur langue, ils attendent qu’Homère ait chanté et que leur poésie soit à l’apogée, pour se mettre à l’école des barbares, et pour apprendre d’eux les lettres de l’alphabet ! Quant à moi, j’aimerais mieux cent fois, hypothèse pour hypothèse, admettre que les peuples primitifs de la Grèce, ces Pélasges dont les monuments nous frappent encore d’admiration, n’ont pas été dénués de la connaissance et de l’usage de l’écriture alphabétique, ce merveilleux et tout-puissant véhicule de la pensée.

Je terminerai par une observation bien simple, c’est qu’il y avait telle sorte de poésie, dans ces temps où l’écriture alphabétique était soi-disant inconnue, qui précisément n’était pas faite pour être chantée, et qui ne pouvait que courir manuscrite de main en main. Je veux parler des ïambes. Se figure-t-on ces violentes satires où Archiloque avait distillé sa rage contre Lycambès, déclamées en public par le poëte, ou même par un rhapsode ? Elles n’ont pu tomber que tard dans le domaine de la rhapsodie, quand ce n’étaient plus pour les auditeurs que de beaux vers, quand Lycambès et Archiloque étaient morts, et que le temps avait emporté avec lui les violentes passions dont s’était inspiré le poëte.

Je n’ai pas tout dit, tant s’en faut, sur une question si controversée ; mais j’ai presque regret à ces pages qui eussent pu être plus fructueusement remplies. Peut-être eussé-je dû me borner à élever une fin de non-recevoir contre le paradoxe que j’ai pris la peine de combattre. Ce n’est, en définitive,