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CHAPITRE IV.

lasse jamais. Je ne dis pas qu’il ne jette jamais de plainte : il se plaint, au contraire, et avec amertume, et plus d’une fois il maudit en son cœur le jour où il est venu au monde ; mais l’amour de la vie et l’espoir de retrouver les siens raniment et retrempent sa patience et son courage. « Prenez ses paroles, dit M. Saint-Marc Girardin, il est faible et abattu ; prenez ses actions, il est ferme et indomptable. » Qu’on lise l’admirable récit de la tempête qui jette Ulysse sur les côtes de l’île des Phéaciens : c’est là qu’Ulysse est tout entier, et que son caractère apparaît tout à la fois faible et ferme, abattu et indomptable, selon qu’on a égard ou à ses discours ou à sa conduite. Je transcrirai un court passage, dans une autre partie du poëme, pour justifier cette remarque du critique que je citais tout à l’heure, qu’il n’y a rien de commun entre la patience d’Ulysse et la résignation chrétienne. Quand Ulysse s’éveille sur le rivage où l’ont déposé les Phéaciens, il ne reconnaît pas sa patrie : « Il se lève…, il frappe ses deux cuisses du plat de ses mains, et il s’écrie en poussant un soupir : Hélas ! dans quel pays me trouvé-je ? Les hommes y sont-ils insolents, sauvages, injustes ; y sont-ils hospitaliers, et leur âme respecte-t-elle les dieux ? Où porterai-je tous ces trésors ? Moi-même où vais-je aller ? Ah ! que ne suis-je resté là-bas, chez les Phéaciens ! Je me serais rendu vers quelque autre roi magnanime, qui m’aurait bien reçu, et qui aurait aidé à mon retour[1]. » Mais ce même homme, que l’inconnu épouvante, et qui se désespère comme le plus vulgaire des mortels, il reprend bien vite sa première vigueur. Il foule aux pieds toutes les craintes, dès qu’il se trouve face à face avec les prétendants. Il poursuivra jusqu’au bout l’accomplissement de ses desseins, avec une invincible persévérance. Pour mieux assurer ses coups, il abaissera sa fierté, il subira sans murmure le mépris même de ses ennemis et les plus sanglants outrages. Il fera plus encore : admis en présence de Pénélope, qui ne peut le reconnaître, il imposera silence à ses affections mêmes. Il ne dira point : Je suis Ulysse ; il gardera son secret jusqu’à l’instant marqué

  1. Odyssée, chant XIII, vers 197 et suivants.