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Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/102

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elle put, par des efforts locaux et décousus, à l’invasion harcelante. Les chroniqueurs de l’époque ont conservé le souvenir de l’héroïsme de bon nombre de féodaux qui, comme les comtes de Paris, Robert le Fort et Eudes (le futur roi), établirent dans ces luttes, leur réputation. Mais d’autres n’y virent qu’un moyen de chantage pour s’assurer un accroissement de fortune en effrayant la faiblesse des rois par la menace de s’allier aux barbares. Sans les invasions normandes ce grand échafaudage carolingien serait tombé tout de même. Les secousses auxquelles il fut soumis ne firent que hâter sa chute.

La cession de la Normandie à Rollon n’est que de quelques années postérieure à la conquête de Kiev par Oleg[1]. La comparaison entre les deux États est intéressante. En Russie, les Normands furent et restèrent les maîtres du pays et y instituèrent, suivant leurs coutumes nationales, le gouvernement des Slaves qu’ils traitèrent en sujets. En France, en contact avec une civilisation supérieure, leur attitude fut toute différente. Rollon et les siens passent au christianisme et se mettent aussitôt à s’assimiler avec une rapidité surprenante. Vingt-cinq ans après leur arrivée, on ne parle plus scandinave qu’à Bayeux et sans doute sur la côte où les noms de lieux en beuf rappellent qu’il y a eu là une population de langue germanique. La francisation est si complète qu’il n’y a pas un seul mot scandinave dans le dialecte normand. Il n’y a pas plus de scandinavisme dans les institutions du duché. Elles s’adaptèrent tout de suite au milieu et ne diffèrent, en rien d’essentiel, de celles des autres grands fiefs. Cinquante ans après Rollon, la Normandie est une province aussi française que la Bourgogne ou la Champagne. Il ne faut pas oublier que c’est sur son territoire qu’est née la Chanson de Roland et que s’élevèrent quelques-uns des plus beaux spécimens de l’architecture romane, tels les grandes églises de Caen et de Bayeux. De germanisme il n’y a pas trace. Il y en a si peu que quand les Normands envahiront la Sicile et ensuite l’Angleterre (1066), ils y apparaîtront comme des conquérants français. Ce qui leur est resté, c’est l’esprit d’aventure qui, dès le commencement du xie siècle, en fait partir des masses pour l’Italie où quarante d’entre eux revenant d’un pélerinage ayant été retenus en solde, ont fait savoir ce qu’il y

  1. Ce n’est que dans le courant du xie siècle que les Scandinaves s’assimilent aux Slaves. En 1018 Kiev est encore toute scandinave.