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Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/326

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Presque tous les mystiques, Eckhardt († 1327), Tauler († 1365), Ruysbroek († 1381) écrivent dans la langue du peuple, laïcisant pour la première fois la pensée religieuse et ébranlant ainsi le prestige du clergé qui en avait été jusqu’alors l’unique détenteur[1]. Il est en tout cas très certain que l’influence du clergé, tant séculier que régulier, ne s’exerce plus sur les fidèles avec la même force que jadis. Sans doute l’idéal ascétique du monachisme attire encore quantité de novices dans les couvents, mais il n’apparaît plus à tous le monde comme la forme supérieure et parfaite de la vie chrétienne. Le mysticisme s’effarouche de ce qu’une règle conventuelle entraîne nécessairement des contraintes pour la liberté spirituelle. Il lui préfère soit la contemplation solitaire volontairement pratiquée, soit des congrégations exemptes de vœux perpétuels comme sont les béguinages ou la communauté de Frères de la Vie commune, fondée par Geert Groot († 1384). Là encore, la piété s’épanche si l’on peut ainsi dire en dehors des cadres créés dans l’Église pour la contenir. Car ni les Béguines, ni les Bégards, ni les Frères de la Vie commune, ne sont des ordres religieux. Ils n’ont point cru que la vie laïque fût incompatible avec la dévotion et que pour être en rapport avec Dieu, il fallut fuir le monde. Ainsi les manifestations les plus originales et les plus actives de la piété du xive siècle se rencontrent en dehors du monachisme. Quant à celui-ci, il ne fait plus de nouveaux progrès. Il ne se fonde plus d’ordres nouveaux, à moins que l’on ne veuille donner ce nom à quelques communautés apparentées de si près aux Franciscains qu’il est bien difficile de les en séparer et qui d’ailleurs n’ont joué qu’un rôle tout à fait secondaire[2].

Cette expansion du mysticisme parmi les laïques était doublement périlleuse pour l’Église. Elle l’était tout d’abord quant à l’orthodoxie. Sans le frein d’une règle et la tutelle permanente de l’autorité, la vie contemplative s’emporte aisément au delà des frontières du dogme. Le danger était d’autant plus grand que l’instruction théologique faisait défaut à ces zélateurs naïfs, sortis pour la plupart des rangs du peuple ou de la petite bourgeoisie. En fait, durant tout le siècle, ils attirent constamment l’attention des inquisiteurs et côtoyent de très près les bords périlleux de l’hé-

  1. Cfr. Brigitte, Catherine de Sienne, Gerson, Vincent-Ferrier, Pierre de Luxembourg.
  2. Tels, par exemple, les Chartreux.