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ses vassaux et ses fidèles, aguerris par ces rudes campagnes de frontières, le vainquit et exerça désormais la régence dans toute la monarchie. Ce fut un bonheur pour elle que d’être gouvernée par ce robuste soldat au moment même où les Arabes d’Abderramman franchissaient les Pyrénées et envahissaient l’Aquitaine. Charles vint leur offrir la bataille dans les plaines de Poitiers et l’élan de la cavalerie musulmane se brisa contre les lignes de ses lourds piétons. La décadence littéraire de ce temps est si profonde que nous ne possédons, de cette journée décisive, aucun récit. Il importe peu au surplus, son résultat suffit à l’immortaliser. L’invasion arrêtée reflua ; les Musulmans ne conservèrent en Gaule que les environs de Narbonne, d’où Pépin le Bref devait les expulser en 759.

Le triomphe de Poitiers acheva de faire de Charles Martel le maître du royaume. Il en profita pour lui donner une solide organisation militaire. Jusqu’à lui, l’armée ne s’était composée que des hommes libres, levés dans les comtés en temps de guerre. C’était une simple milice de fantassins, s’équipant à leurs frais, difficile à réunir, lente dans ses mouvements. Après Poitiers, Charles résolut de créer, à l’exemple des Arabes, une cavalerie qui pût se porter rapidement au devant de l’ennemi et remplacer l’avantage du nombre par celui de la mobilité. Une telle nouveauté supposait une transformation radicale des usages antérieurs. On ne pouvait imposer aux hommes libres ni l’entretien d’un cheval de guerre, ni l’acquisition du coûteux équipement du cavalier, ni le long et difficile apprentissage du combat à cheval.

Pour atteindre ce but, il fallait donc créer une classe de guerriers possédant des ressources correspondant au rôle qu’on attendait d’eux[1]. Une large distribution de terres fut faite aux vassaux les plus robustes du maire du palais, qui n’hésita pas à séculariser, à cette fin, bon nombre de biens d’Église. Chaque homme d’armes gratiné d’une tenure, ou, pour employer le terme technique, d’un bénéfice, fut tenu d’y élever un cheval de guerre et de fournir le service militaire à toute réquisition. Un serment de fidélité corrobora encore ces obligations. Le vassal qui primitivement n’était qu’un serviteur devint ainsi un soldat dont l’existence

  1. Il est curieux de constater qu’en Russie, au xve siècle, Ivan III constitue une cavalerie de la même façon. Il donne même des terres à des serfs (Milioukov, Histoire de Russie, t. Ier, p. 117).