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Page:Platon - Œuvres complètes, Les Belles Lettres, tome VI.djvu/121

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INTRODUCTION

son, comme ferait, dans une cité, celui qui donnerait le pouvoir aux méchants et ruinerait les gens de bien (605 c).

Le plus funeste effet de cet impressionnisme est la sympathie qu’elle éveille et caresse, dans les plus honnêtes gens, pour des sentiments et des actes mauvais. Elle endort notre vigilance sur cette partie émotive de notre âme, y déchaîne tour à tour ou les larmes ou le rire, et nous fait applaudir et épouser au théâtre ce que nous réprouverions dans la vie réelle. Toutes les passions, tous les désordres du sentiment, voilà ce que le poète éveille et nourrit en nous, voilà ce qu’il y renforce et rend souverain. Platon ne voit dans la sympathie qu’une puissance d’excitation et de suggestion, il en ignore la puissance apaisante et purgative, qu’Aristote juge si essentielle. Non seulement Bossuet et Nicole, mais les réformés de Genève et d’ailleurs l’ignorent ou la méprisent aussi délibérément : il est difficile à qui prétend construire ou gouverner la cité des Saints de s’arrêter à peser des nuances, et plutôt que de chercher dans le poison un vaccin éventuel, ils préfèrent le proscrire tout net. Des hymnes, des éloges en l’honneur des gens de bien, « des chants édifiants », voilà quelle poésie Platon accueillera dans sa cité (607 a).

C’est ainsi que Platon justifie la condamnation portée contre la poésie dans les premiers livres de sa République. La poésie, d’ailleurs, n’a pas à s’étonner que la philosophie la combatte : n’est-elle pas sa rivale depuis toujours[1] ? Nous ne saurions dire à quelles œuvres Platon fait allusion,

  1. La poésie est rivale de la philosophie en tant qu’éducatrice, mais la philosophie est elle-même rivale de la poésie, en tant qu’imitatrice et poète en son genre ; cf. Lois, 817 b/d : « ἡμεῖς ἐσμὲν τραγῳδίας αὐτοὶ ποιηταὶ κατὰ δύναμιν ὅτι καλλίστης ἅμα καὶ ἀρίστης· πᾶσα οὐν ἡμῖν ἡ πολιτεία συνέστηκε μίμησις τοῦ καλλίστου καὶ ἀρίστου βίου, ὃ δή φαμεν ἡμεῖς γε ὄντωω εἶναι τραγῳδίαν τὴν ἀληθεστάτην. ποιηταὶ μὲν οὐν ὑμεῖς, ποιηταὶ δὲ καὶ ἡμεῖς ἐσμὲν τῶν αὐτῶν, ὑμῖν ἀντίτεχνοί τε καὶ ἀνταγωνισταὶ τοῦ καλλίστου δράματος, ὃ δὴ νόμος ἀληθὴς μόνος ἀποτελεῖν πέφυκεν κ. τ. λ. ». Platon livre ici le fond de sa pensée : « Nous nous disputons l’âme de la cité ; ne vous imaginez donc pas que nous vous laisserons, vous dont la voix est plus puissante que la nôtre (μεῖζον φθεγγομένους ἡμῶν), planter où vous voudrez vos tréteaux contre les nôtres et y enseigner à votre gré le contraire de ce que nous enseignons ».