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Page:Platon - Œuvres complètes, Les Belles Lettres, tome VI.djvu/276

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LA RÉPUBLIQUE

« Gravirai-je la tour plus élevée par le chemin de la justice ou de la fourberie tortueuse, pour m’y retrancher et y passer ma vie[1] ? »

On me dit que, si je suis juste, sans le paraître en même temps, je n’en tirerai aucun avantage, mais des peines et des châtiments certains, tandis que si je sais allier l’injustice avec la réputation d’honnête homme, on m’assure d’un sort égal à celui des dieux. En conséquence, puisque l’apparence, comme le démontrent les sages, cest plus forte que la vérité et décide du bonheur, c’est de ce côté qu’il faut me tourner tout entier. Je tracerai donc tout autour de moi, comme une façade et un décor, une image de vertu, et je traînerai derrière moi le renard subtil et astucieux du très sage Archiloque[2]. Mais, dira-t-on, il est difficile au méchant de se cacher toujours. Je répondrai qu’il n’y a pas non plus de grandes entreprises sans difficultés, mais qu’après tout, pour être heureux, nous n’avons pas d’autre voie à suivre dque celle qui nous est tracée par ces discours. Pour cacher notre injustice, nous formerons des ligues et des cabales ; nous avons d’autre part des maîtres de persuasion pour nous donner la science de la tribune et du barreau. Forts de ces ressources, nous assouvirons nos convoitises tantôt par la persuasion, tantôt par la force, sans encourir aucune peine. Mais il est impossible, direz-vous, d’échapper aux yeux des dieux et de leur faire violence. Mais s’ils n’existent point[3] ou s’ils ne se mêlent pas des affaires d’ici-bas, à quoi bon nous mettre en peine de leur échapper ? Et s’ils existent et s’ils en prennent soin, nous n’avons idée eet connaissance de leur existence que par ouï dire et par les poètes qui ont fait leur généalogie. Or ces mêmes poètes nous apprennent aussi qu’on peut les fléchir et les gagner par des sacrifices, de flatteuses prières et des offrandes : il faut les croire sur les deux points, ou ne les croire sur aucun. S’il faut les croire, nous serons injustes et nous leur ferons des sacrifices sur les fruits de nos injustices.

  1. Pindare, Frag. 213.
  2. Archiloque semble avoir fait du renard le symbole de la ruse dans la littérature grecque. Nous avons de lui deux fragments de fables où figure le renard (86-88 et 89, éd. Bergk).
  3. On connaît le mot de Protagoras (Diogène Laërce, IX, 51) : « En ce qui concerne les dieux, je ne sais ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas. »