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Page:Platon - Œuvres complètes, Les Belles Lettres, tome VI.djvu/63

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INTRODUCTION

de l’homme. Il n’y a ni vérité, ni droit, ni justice en soi ; il n’y a pas de nature des choses, mais seulement des croyances que le politique doit savoir manier et modeler selon ses vues. Il lui faut, pour cela, non pas une méthode pédante pour la recherche exacte du vrai, ni d’autre part une simple série de recettes mécaniques pour l’art de bien dire, mais une culture générale tout orientée vers l’usage, un trésor de notions sur les hommes et les choses dans un esprit souple et bien exercé. Voilà ce qu’avaient donné les Sophistes, surtout Protagoras et Gorgias ; voilà ce que donnait éminemment Isocrate. Ils appelaient cela philosophie[1]. Platon ne fait pas ici de polémique, mais il est bien obligé d’écarter les voisinages trompeurs et de marquer son domaine. Cette culture générale n’est supérieure que de nom : elle reste volontairement dans le domaine de l’opinion et s’y complaît, parce qu’elle ne croit pas à la vérité et ne conçoit rien au delà des multiples et mobiles contingences. Faisons-lui donc sa part et donnons-lui son juste nom : elle n’est qu’une philodoxie. Nous, qui croyons au vrai et voulons que nos gouvernants se règlent sur les réalités profondes et permanentes, nous formerons des philosophes.

Comment ne pas nous complaire, avec Socrate, dans ces types achevés d’hommes d’État que sont nos philosophes ? Ils ont autant d’expérience que les autres, non moins de capacités et d’adresse. Ils ont en plus ce qui manque aux autres : une règle sûre, un idéal solidement établi et méthodiquement suivi. Leur total dévouement à la science les garde contre les dangers du plaisir et de l’argent ; leur grandeur d’âme, éprise de tout l’infini de la nature divine et humaine, compte pour rien le sacrifice de la vie ; leur culture aussi large qu’harmonieuse suppose et développe tous les dons de l’esprit, et les revêt de mesure et de grâce. N’est-ce pas à de telles

  1. Cf. la formule de Protagoras : l’homme mesure des choses (Théét., 152 a, 166 d ; Sext. adv. math., VII, 60 ; notice à mon éd. du Théétète, p. 130, et Cratyle 386 a/e, notice de Méridier, p. 47). Sur l’ἀλήθεια et les ἀντιλογίαι de Protagoras, éd. commentée du Prot. par W. Nestle, Leipzig, 1931, p. 14/8 et 26. Sur la philosophie « culture générale » au service de la rhétorique, A. Diès, Autour de Platon, p. 101 et suiv. ; p. 402-432. Voir les traces de ce subjectivisme dans la politique réaliste chez Thucydide (v. g. V, 85-91).