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Page:Platon - Œuvres complètes, Les Belles Lettres, tome VII, 2.djvu/202

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605 e
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LA RÉPUBLIQUE X

Non, par Zeus, dit-il, cela ne paraît pas raisonnable.

606Non, repris-je, surtout si tu examines la chose de ce point de vue.

Duquel ?

Si tu considères que la partie de notre âme que tout à l’heure nous tâchions de contenir par force quand nous étions nous-mêmes malheureux, qui a soif de larmes, qui voudrait soupirer à son aise et se rassasier de lamentations, parce qu’il est dans sa nature de former de tels désirs, est justement celle que les poètes satisfont et réjouissent dans ces représentations, et que la partie de nous qui est naturellement la meilleure, n’étant pas suffisamment fortifiée par la raison et l’habitude, relâche sa surveillance sur cette partie pleureuse, sous prétexte que ce sont les malheurs d’autrui qu’elle se donne en spectacle et bqu’il n’y a pas de honte pour elle d’applaudir et de compatir aux larmes qu’un autre qui se dit homme de bien répand mal à propos, qu’au contraire elle croit en tirer un profit, le plaisir, et qu’elle ne voudrait pas s’en priver en rejetant tout le poème. Il appartient en effet à peu de gens, je crois, de se rendre compte que les sentiments d’autrui passent nécessairement dans nos cœurs ; car, après avoir nourri et fortifié notre sensibilité dans les maux d’autrui, il n’est pas facile de la maîtriser dans les nôtres[1].

cRien de plus vrai, dit-il.

N’en est-il pas de même à l’égard du ridicule ? et quand tu écoutes dans une représentation théâtrale ou dans une conversation privée une bouffonnerie que tu aurais honte de faire toi-même, et que tu y prends un vif plaisir au lieu d’en réprouver la perversité, ne t’arrive-t-il pas la même chose que dans les émotions pathétiques ? Ce désir de faire rire que tu réprimais, lui aussi, par la raison, de peur de passer pour bouffon, tu lui donnes alors carrière à son tour, et, après l’avoir ainsi fortifié, tu te laisses souvent entraîner sans y penser à faire dans les conversations le métier de farceur.

C’est certain, dit-il.

  1. Cf. III, 395 c et la note. Platon et Aristote sont d’accord sur ce point que la pitié est le grand ressort de la tragédie. Ils ne le sont pas sur l’effet de la pitié et des émotions tragiques. Platon pense qu’elles troublent et amollissent l’âme, Aristote que la tragédie purge ces émotions et les rend inoffensives dans la vie réelle. Ils ont raison tous les deux ; l’effet de la tragédie varie selon les spectateurs.