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Page:Poincaré - Comment fut déclarée la guerre de 1914, Flammarion, 1939.djvu/28

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RAYMOND POINCARÉ

couche de couleur grise, dont l’œil mesure aisément la minceur ; le linoléum neuf qui recouvre le pont a été détérioré çà et là, dans la précipitation qu’on a mise à faire la toilette du bâtiment. Mais, avec ses vastes dimensions, sa haute mâture son artillerie de 305 et 23 500 tonnes de jauge, la France a, comme le Jean-Bart, une grandeur et une majesté qui n’appartiennent à aucune des unités moins récentes.

Nous voilà donc en route et nous filons vers le nord-est à la vitesse de 17 et 18 nœuds. Très belle journée : à peine un peu de brise à la fin de l’après-midi. Nous rencontrons quelques vapeurs et voiliers qui échangent des saluts avec nous. Je cause longuement avec M. Viviani, en d’agréables promenades sur le pont. Le président du Conseil paraît heureux d’échapper, pour quelques jours, à Paris et à la politique.


Vendredi 17 juillet. — Réveil charmant. Un joli soleil, une mer d’un bleu tendre, des vagues imperceptibles, une température très douce, les côtes du Jutland à l’horizon. Nous prenons l’heure du fuseau central. Beaucoup de vapeurs et de voiliers.

Que se passe-t-il à Vienne et à Berlin ? Nous nous le demandons encore avec plus de curiosité que d’inquiétude. La télégraphie sans fil ne nous apporte aucune nouvelle intéressante. Nous avons, M. Viviani et moi, des entretiens à bâtons rompus, où la littérature alterne avec la politique et la diplomatie. Mon interlocuteur, qui a une mémoire étonnante, sait par cœur des pages de prose et de poésie, et surtout des morceaux oratoires, dont il nourrit sa propre éloquence. Mais, au milieu de ses réminiscences et de ses citations, il s’arrête tout à coup pour se demander quelles affaires sont soumises, en ce moment, à M. Bienvenu-Martin, garde des Sceaux, qui fait son intérim au Quai d’Orsay, et à M. Philippe Berthelot, qui remplace au ministère M. de Margerie.

Nous avons pris la route au sud, puis au sud-est, et nous nous disposons à passer les Belts, en ralentissant l’allure. Dans la soirée, nous apercevons « droit devant » un torpilleur allemand, qui fait route « à contre-bord ».


Samedi 18 juillet. — Temps divin ; traversée enchanteresse. La France ne roule ni ne tangue. Je lis sur le pont. Je visite toutes les parties du cuirassé. Je cause avec les officiers, avec les maîtres-timoniers, mécaniciens, canonniers, avec les hommes d’équipage.

Tandis que je vis ces heures de calme et de repos, il se trame, sans que j’en puisse rien soupçonner, d’étranges intrigues à Vienne et à Berlin. C’est en ce jour que le chargé d’affaires bavarois à Berlin, M. de Schœn,