Aller au contenu

Page:Poincaré - Comment fut déclarée la guerre de 1914, Flammarion, 1939.djvu/36

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
32
RAYMOND POINCARÉ

d’Autriche à Belgrade, et il lui prescrit de ne remettre la note au gouvernement serbe que le jeudi 23 juillet, entre 16 et 17 heures, délai qui, on le sait déjà et on le verra bientôt mieux encore, a pour objet de nous empêcher, M. Viviani et moi, de rien connaître avant notre départ de Russie.

Personne à Saint-Pétersbourg n’a vent de tous ces préparatifs. Personne non plus ne sait qu’aujourd’hui même Guillaume II a confirmé à la flotte l’ordre de rester concentrée jusqu’au 25 et qu’en même temps il a conseillé au chancelier Bethmann-Hollweg de mettre secrètement le directeur des compagnies de navigation maritime au courant des éventualités possibles.

Personne enfin parmi nous ne connaît l’incident significatif qui est survenu, en ce même lundi 20 juillet, à propos du Kronprinz impérial. Une brochure pangermaniste intitulée L’Homme du destin de l’Empire ayant été récemment publiée, il a envoyé des félicitations publiques à l’auteur. Bethmann-Hollweg a dû écrire au prince pour lui recommander plus de calme et à l’Empereur pour le prier d’intervenir. « J’ai lieu de craindre, disait-il, le 20 juillet, à Guillaume II, que son Altesse impériale, quand l’ultimatum autrichien sera connu, ne se livre à des manifestations qui, après ce qui s’est passé, seront considérées par nos adversaires comme une provocation voulue à la guerre. »

Aucun de ces signes prémonitoires n’est aperçu de nous.


Mardi 21 juillet. — En me reconduisant le lundi soir à mes appartements, l’Empereur m’avait demandé si je pourrais le recevoir le lendemain dans la matinée. Il est venu me voir le mardi vers dix heures. Il m’a encore remercié de ma visite et m’a dit que l’Impératrice et lui seraient très heureux de me la rendre l’été de 1915. Il n’a mis, en ce qui le concernait personnellement, aucune réserve à sa promesse. Pour l’Impératrice, il a seulement ajouté qu’il espérait bien que sa santé, maintenant améliorée, lui permettrait de faire le voyage. Pas un instant la vision d’une guerre n’a passé devant ses yeux. Il n’a pas fait la moindre allusion à un danger que ni lui, ni moi, nous ne pouvions croire alors si prochain.

Il se retire après moins d’une heure d’entretien et retourne à sa villa.

Lestement, je repasse cet habit noir dont la triste austérité faisait jadis regretter à Félix Faure, lorsqu’il est venu en Russie, de ne pouvoir revêtir un costume brodé d’or et de ne paraître à la Cour que l’ombre de son ambassadeur. Je monte en voiture avec M. Viviani, et, suivi de nos collaborateurs, nous nous rendons à l’embarcadère, où est amarré le yacht impérial, qui doit nous conduire à Saint-Pétersbourg.