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Page:Poincaré - Comment fut déclarée la guerre de 1914, Flammarion, 1939.djvu/41

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COMMENT FUT DÉCLARÉE LA GUERRE DE 1914

l’espoir de conjurer un acte irréparable, gros de conséquences, je fais remarquer à l’ambassadeur que la Serbie a, en Russie, des amis qui s’étonneraient sans doute de la savoir en butte à des mesures de rigueur, et que cette surprise pourrait être partagée dans d’autres pays de l’Europe, amis de la Russie. On risquerait alors de voir recommencer une crise balkanique et naître des complications regrettables. J’ajoute, sans y insister, qu’à ma connaissance il n’est pas d’usage qu’un gouvernement rende un autre gouvernement responsable d’un crime commis chez lui par les nationaux du second, ni, à plus forte raison, d’un crime commis par ses propres nationaux, même s’ils ont des complices chez le second. Je dis à l’ambassadeur, comme le 5 juillet précédent, au comte Szecsen, que j’espère bien que la Serbie donnera toutes facilités à l’Autriche pour la poursuite et le châtiment des coupables. Je lui rappelle la coopération européenne des années précédentes, et il se retire en me laissant, malgré tout, la crainte que l’Autriche ne prépare « quelque chose ».

Ces visites reçues, l’une après l’autre, en présence de M. René Viviani, nous nous rendons tous deux dans une grande salle du Palais pour faire le tour du cercle diplomatique. Ambassadeurs et chefs de mission sont rangés dans l’ordre protocolaire, avec tout leur personnel. Lorsque je passe devant le ministre de Serbie, M. Spalaïkovitch, je lui demande quelles nouvelles il a de Belgrade : « Très mauvaises », me dit-il vivement. Je lui réponds : « J’espère bien qu’elles s’amélioreront. La France, en tout cas, fera ce qui dépendra d’elle pour éviter des conflits. » M. Spalaïkovitch a de trop légitimes raisons personnelles de n’être pas très optimiste. Son beau-père habite, paraît-il, Serajevo et il a eu sa maison mise à sac par les Autrichiens après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand.

Sur les entrefaites, est arrivé à l’ambassade de France un télégramme de Paris, nous communiquant une très grave information qui heureusement n’est pas jusqu’ici confirmée ; non seulement l’Allemagne ne s’opposerait pas à une démarche brutale, projetée par l’Autriche, mais elle s’y associerait. M. Viviani et moi, nous avons plutôt l’impression d’un « bluff », destiné à préparer l’humiliation de la Serbie. Mais ce qui met nos nerfs à rude épreuve, c’est que nous ne savons rien ou presque rien. M. Viviani, qui a entendu les conversations des ambassadeurs et des ministres, est, d’ailleurs, devenu assez pessimiste.

Du Palais d’hiver, nous gagnons, par des quartiers populaires, l’hôpital français de Vassily-Ostrov, que j’ai déjà visité en 1912. Dans les rues, se presse une foule pittoresque, avec des costumes de toutes formes et de toutes couleurs ; les ouvriers sont nombreux : les hourras, tumultueux et familiers. À l’hôpital, nous nous retrouvons en famille. Les