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Page:Poirier de Narçay - La Bossue.djvu/78

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La nature est une bonne mère. Elle a pendant l’hiver toujours quelques branches mortes à offrir aux miséreux pour leurs cheminées, elle a toujours aussi un petit coin de terre où les légumes poussent à leur intention.

Et puis elle leur distribue généreusement l’air vivifiant des cultures et des grands bois et les rayons de soleil que n’atténuent ni la fumée, ni les maisons à six étages.

En outre les heureux, comme le fermier Beauvoisin, se reprocheraient de laisser mourir de faim un voisin dans l’indigence. Pour les vieux ils ont des moutons à garder, des vaches à mener aux pâturages et, lorsque la culture va bien, on ne regrette pas le morceau de pain retranché parfois à la miche que regarde d’un œil d’envie le malheureux qui passe.

Or ce jour de marché, les affaires allant bien, puisqu’il avait pu vendre son blé d’excellente qualité trente et un francs les deux hectolitres, Beauvoisin distribua quelques sous aux vieux qui viennent d’ordinaire solliciter la pitié publique et offrit un cognac à Giraud :

— Pour te donner du cœur, gâs, et avoir soin des poulains en revenant à la maison. Moi, je vais chez le bijoutier que ma fille tient à visiter avant de devenir madame.

— Soyez tranquille, maître. Ils sont comme des agneaux.

Et le fermier était parti pour rejoindre sa femme et « la demoiselle », comme l’appelaient les domestiques, lesquelles l’attendaient à l’hôtel du Cheval-Blanc.

À peine entré dans la salle principale de l’auberge il s’écria, les ayant aperçues assises auprès d’une fenêtre ;

— Hé ; les femmes, allons-nous voir Trouillard ?

Trouillard c’était le bijoutier unique du Neubourg, une forte tête du parti de « l’illustre homme d’Etat. »

Depuis, il a rendu sa belle âme de libre-penseur (?) au néant, suivant la formule dont il aimait à se servir pour les amis qu’il reconduisait jusqu’à leur dernière demeure.

Il avait en effet préconisé avec une ardeur infatigable les idées qu’il appelait nouvelles et les exagérait très naturellement, comme cela arrive la plupart du temps.

Ce digne homme, plus démocrate que bijoutier, avait délaissé bien des fois le rafistolage des montres pour travailler à la prospérité de l’association « La libre-pensée »,