Page:Proudhon - De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1.djvu/192

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le même qu’à l’état d’isolement. Sa conscience est autre, son moi est changé. Sans qu’il abandonne la règle du bien-être, il la subordonne à celle du juste, d’autant mieux qu’il découvre dans le respect du contrat une félicité supérieure, et que par le laps de temps il s’en est fait une habitude, un besoin, une seconde nature. La Justice devient ainsi un autre égoïsme. C’est cet égoïsme, antithèse du premier, qui constitue la probité.

Un ami me remet en dépôt une somme considérable, puis vient à mourir. Personne n’a connaissance du dépôt, dont le propriétaire n’a pas même exigé de reçu. Rendrai-je la somme ?

Ce serait ne pas connaître le cœur humain, de nier que le premier mouvement ne fût de garder. Le défunt n’a que des parents éloignés, riches eux-mêmes, indignes, qu’il n’aimait pas. J’ai lieu de croire que s’il eût prévu sa fin, il m’aurait institué son légataire : sa confiance même m’en est un témoignage. Qui frustrerai-je, d’ailleurs ? des étrangers, à qui cette fortune de hasard arrivera comme tombée du ciel ! Pourquoi ne tomberait-elle pas plutôt sur moi ? Qui m’en demandera compte ? Qui en saura rien ?…

Je réfléchis, il est vrai, que la loi établie n’est nullement d’accord avec ma convoitise, qu’une circonstance inattendue peut faire découvrir le secret, qu’alors je suis déshonoré, que ce ne serait même pas un petit embarras d’expliquer une telle richesse, etc.

Tout cela me tient fort perplexe. Enfin ma conscience se soulève : je me dis qu’une semblable méditation est déjà une honte ; que si la loi est imparfaite, si la prudence humaine est fautive, si le hasard qui enrichit les uns et frustre les autres est absurde, si ce concours de circonstances est immoral, en résultat je n’ai pas droit, et que toutes les jouissances de la richesse mal acquise ne valent pas un quart d’heure de ma propre estime.