Page:Proudhon - Les Confessions d'un révolutionnaire.djvu/158

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peut-être justice[1]. Ce livre, vraie machine infernale, qui devait renfermer tous les instruments de création et de destruction, est mal fait, et fort au-dessous de ce que j’aurais pu produire si j’avais pris le temps de choisir et ranger mes matériaux. Mais, je l’ai dit, je ne travaillais pas pour la gloire ; j’étais, comme tout le monde en ce temps-ci, pressé d’en finir. L’esprit de réforme était devenu en moi un esprit de guerre, et les conquérants n’attendent pas. Malgré son originalité, mon travail est au-dessous du médiocre : que ce soit mon châtiment !

Toutefois, si défectueux qu’il puisse paraître aujourd’hui, il suffit alors à mon objet. L’important était que je m’entendisse avec moi-même : comme la Contradiction m’avait servi à démolir, la Série devait me servir à édifier. Mon éducation intellectuelle était faite. La Création de l’ordre

  1. La partie de la Création de l’Ordre, à laquelle j’attache le plus d’importance, après la méthode sérielle, est, comme de raison, la détermination des concepts fondamentaux, ou catégories. Je suis revenu bien des fois, depuis 1843, sur cette question, et toujours je suis arrivé au même résultat. Les catégories sont les formes de la raison, sans doute : mais il me paraît bien difficile de ne pas admettre, d’après Kant lui-même, que ces formes sont données, et non pas seulement suggérées par la nature. D’abord elles supposent toutes un sujet et un objet, propres, le premier à les recevoir, le second à les faire naître. Elles ne sont pas le produit d’une réflexion, comme l’image dans le glace, ni d’une impression comme celle du cachet sur la cire ; elles ne sont pas non plus innées, puisque avant d’être en rapport avec le monde, l’homme ne pense pas. Dire qu’elles sont suggérées à l’esprit, à l’occasion des perceptions qu’il reçoit des choses sensibles, c’est une pure équivoque : qu’est-ce que cette suggestion ?...
    …...Pour moi, les concepts ou catégories de la raison pure sont à l’esprit ce que la liquidité, la solidité, la gazéïté, l’élasticité, etc., sont à la matière. Ces formes, ou qualités primitives des corps, leur sont essentielles, quoique non innées ou inhérentes. Elles sont dues à la présence ou à l’absence du calorique ; ce qui n’empêche pas le physicien de les concevoir dans les corps, indépendamment de l’existence du calorique. Tout de même, les idées de temps et d’espace, de substance et de cause, sont conçues par l’esprit, en présence de la nature, et deviennent essentielles à la raison, à tel point qu’elle n’est plus maîtresse d’en faire abstraction, alors même que, par hypothèse, elle aurait détruit la nature ; mais elles ne sont point originairement dans la raison, puisque séparée de la nature, la raison même n’existe pas.