Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/117

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Je parlais, Dieu m’en pardonne, d’un dandy qui était la fleur du gratin (Mme Verdurin fronça les sourcils), environ le siècle d’Auguste (Mme Verdurin, rassurée par l’éloignement de ce gratin, prit une expression plus sereine), d’un ami de Virgile et d’Horace qui poussaient la flagornerie jusqu’à lui envoyer en pleine figure ses ascendances plus qu’aristocratiques, royales, en un mot je parlais de Mécène, d’un rat de bibliothèque qui était ami d’Horace, de Virgile, d’Auguste. Je suis sûr que M. de Charlus sait très bien à tous égards qui était Mécène. » Regardant gracieusement Mme Verdurin du coin de l’œil, parce qu’il l’avait entendue donner rendez-vous à Morel pour le surlendemain et qu’il craignait de ne pas être invité : « Je crois, dit M. de Charlus, que Mécène, c’était quelque chose comme le Verdurin de l’antiquité. » Mme Verdurin ne put réprimer qu’à moitié un sourire de satisfaction. Elle alla vers Morel. « Il est agréable l’ami de vos parents, lui dit-elle. On voit que c’est un homme instruit, bien élevé. Il fera bien dans notre petit noyau. Où donc demeure-t-il à Paris ? » Morel garda un silence hautain et demanda seulement à faire une partie de cartes. Mme Verdurin exigea d’abord un peu de violon. À l’étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait jamais des grands dons qu’il avait, accompagna, avec le style le plus pur, le dernier morceau (inquiet, tourmenté, schumanesque, mais enfin antérieur à la Sonate de Franck) de la Sonate pour piano et violon de Fauré. Je sentis qu’il donnerait à Morel, merveilleusement doué pour le son et la virtuosité, précisément ce qui lui manquait, la culture et le style. Mais je songeai avec curiosité à ce qui unit chez un même homme une tare physique et un don spirituel. M. de Charlus n’était pas très différent de son frère, le duc de Guermantes. Même, tout à l’heure (et cela était rare), il avait parlé un aussi mauvais français que