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Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/62

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un air si flatté et si honoré qu’on eût dit qu’être présenté chez elle était pour lui une suprême faveur. Son visage à demi incliné, où la satisfaction le disputait au comme il faut, se plissait de petites rides d’affabilité. On aurait cru voir s’avancer Mme de Marsantes, tant ressortait à ce moment la femme qu’une erreur de la nature avait mise dans le corps de M. de Charlus. Certes cette erreur, le baron avait durement peiné pour la dissimuler et prendre une apparence masculine. Mais à peine y était-il parvenu que, ayant pendant le même temps gardé les mêmes goûts, cette habitude de sentir en femme lui donnait une nouvelle apparence féminine, née celle-là non de l’hérédité, mais de la vie individuelle. Et comme il arrivait peu à peu à penser, même les choses sociales, au féminin, et cela sans s’en apercevoir, car ce n’est pas qu’à force de mentir aux autres, mais aussi de se mentir à soi-même, qu’on cesse de s’apercevoir qu’on ment, bien qu’il eût demandé à son corps de rendre manifeste (au moment où il entrait chez les Verdurin) toute la courtoisie d’un grand seigneur, ce corps, qui avait bien compris ce que M. de Charlus avait cessé d’entendre, déploya, au point que le baron eût mérité l’épithète de lady-like, toutes les séductions d’une grande dame. Au reste, peut-on séparer entièrement l’aspect de M. de Charlus du fait que les fils, n’ayant pas toujours la ressemblance paternelle, même sans être invertis et en recherchant des femmes, consomment dans leur visage la profanation de leur mère ? Mais laissons ici ce qui mériterait un chapitre à part : les mères profanées.

Bien que d’autres raisons présidassent à cette transformation de M. de Charlus et que des ferments purement physiques fissent « travailler chez lui » la matière, et passer peu à peu son corps dans la catégorie des corps de femme, pourtant le changement