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Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 3.djvu/142

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à ce salon que Swann (sans que cette critique impliquât de sa part l’intention de contrarier en rien les goûts de sa femme) trouvait si disparate — parce que tout conçu qu’il était encore dans le goût moitié serre, moitié atelier qui était celui de l’appartement où il avait connu Odette, elle avait pourtant commencé à remplacer dans ce fouillis nombre des objets chinois qu’elle trouvait maintenant un peu « toc », bien « à côté », par une foule de petits meubles tendus de vieilles soies Louis XIV (sans compter les chefs-d’œuvre apportés par Swann de l’hôtel du quai d’Orléans) — il a au contraire dans mon souvenir, ce salon composite, une cohésion, une unité, un charme individuel que n’ont jamais même les ensembles les plus intacts que le passé nous a légués, ni les plus vivants où se marque l’empreinte d’une personne ; car nous seuls pouvons, par la croyance qu’elles ont une existence à elles, donner à certaines choses que nous voyons une âme qu’elles gardent ensuite et qu’elles développent en nous. Toutes les idées que je m’étais faites des heures, différentes de celles qui existent pour les autres hommes, que passaient les Swann dans cet appartement qui était pour le temps quotidien de leur vie ce que le corps est pour l’âme, et qui devait en exprimer la singularité, toutes ces idées étaient réparties, amalgamées — partout également troublantes et indéfinissables — dans la place des meubles, dans l’épaisseur des tapis, dans l’orientation des fenêtres, dans le service des domestiques. Quand, après le déjeuner, nous allions, au soleil, prendre le café, dans la grande baie du salon, tandis que Mme Swann me demandait combien je voulais de morceaux de sucre dans mon café, ce n’était pas seulement le tabouret de soie qu’elle poussait vers moi qui dégageait, avec le charme douloureux que j’avais perçu autrefois — sous l’épine rose, puis à côté du massif de lauriers — dans le nom de Gilberte, l’hostilité que m’avaient témoignée