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Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 3.djvu/192

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Malheureusement le lendemain n’était pas cette journée extérieure et vaste que j’avais attendue dans la fièvre. Quand il était fini, ma paresse et ma lutte pénible contre certains obstacles internes avaient simplement duré vingt-quatre heures de plus. Et au bout de quelques jours, mes plans n’ayant pas été réalisés, je n’avais plus le même espoir qu’ils le seraient immédiatement, partant, plus autant de courage pour subordonner tout à cette réalisation : je recommençais à veiller, n’ayant plus pour m’obliger à me coucher de bonne heure un soir, la vision certaine de voir l’œuvre commencée le lendemain matin. Il me fallait avant de reprendre mon élan quelques jours de détente, et la seule fois où ma grand’mère osa d’un ton doux et désenchanté formuler ce reproche : « Hé bien, ce travail, on n’en parle même plus ? » je lui en voulus, persuadé que, n’ayant pas su que mon parti était irrévocablement pris, elle venait d’en ajourner encore et pour longtemps peut-être l’exécution, par l’énervement que son déni de justice me causait et sous l’empire duquel je ne voudrais pas commencer mon œuvre. Elle sentit que son scepticisme venait de heurter à l’aveugle une volonté. Elle s’en excusa, me dit en m’embrassant : « Pardon, je ne dirai plus rien. » Et pour que je ne me décourageasse pas, m’assura que du jour où je serais bien portant, le travail viendrait tout seul par surcroît.

D’ailleurs, me disais-je, en passant ma vie chez les Swann ne fais-je pas comme Bergotte ? À mes parents il semblait presque que, tout en étant paresseux, je menais, puisque c’était dans le même salon qu’un grand écrivain, la vie la plus favorable au talent. Et pourtant, que quelqu’un puisse être dispensé de faire ce talent soi-même, par le dedans, et le reçoive d’autrui, est aussi impossible que se faire une bonne santé (malgré qu’on manque à toutes les règles de l’hygiène et qu’on commette les pires excès) rien qu’en dînant