Aller au contenu

Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

elle. Et une des choses qui me rendirent peut-être le plus cruel le grand amour que j’allais bientôt avoir, ce fut, en me rappelant cette soirée, de me dire qu’il aurait pu, si de très simples circonstances avaient été modifiées, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria ; appliqué à celle qui me l’inspira si peu après, il n’était donc pas — comme j’aurais pourtant eu si envie, si besoin de le croire — absolument nécessaire et prédestiné.

Françoise m’avait laissé seul dans la salle à manger, en me disant que j’avais tort d’y rester avant qu’elle eût allumé le feu. Elle allait faire à dîner, car avant même l’arrivée de mes parents et dès ce soir, ma réclusion commençait. J’avisai un énorme paquet de tapis encore tout enroulés, lequel avait été posé au coin du buffet, et m’y cachant la tête, avalant leur poussière et mes larmes, pareil aux Juifs qui se couvraient la tête de cendres dans le deuil, je me mis à sangloter. Je frissonnais, non pas seulement parce que la pièce était froide, mais parce qu’un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il le dire, le léger agrément duquel on ne cherche pas à réagir) est causé par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte à goutte, comme une pluie fine, pénétrante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir. Tout d’un coup j’entendis une voix :

— Peut-on entrer ? Françoise m’a dit que tu devais être dans la salle à manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions dîner quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un brouillard à couper au couteau.

C’était, arrivé du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer, Robert de Saint-Loup.

J’ai dit (et précisément c’était, à Balbec, Robert de Saint-Loup qui m’avait, bien malgré lui, aidé à en prendre conscience) ce que je pense de l’amitié : à savoir qu’elle est si peu de chose que j’ai peine à com-