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Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/136

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cela m’a appris ! Êtes-vous jaloux ? » Je dis à Swann que je n’avais jamais éprouvé de jalousie, que je ne savais même pas ce que c’était. « Hé bien ! je vous en félicite. Quand on l’est un peu, cela n’est pas tout à fait désagréable, à deux points de vue. D’une part, parce que cela permet aux gens qui ne sont pas curieux de s’intéresser à la vie des autres personnes, ou au moins d’une autre. Et puis, parce que cela fait assez bien sentir la douceur de posséder, de monter en voiture avec une femme, de ne pas la laisser aller seule. Mais cela, ce n’est que dans les tout premiers débuts du mal ou quand la guérison est presque complète. Dans l’intervalle, c’est le plus affreux des supplices. Du reste, même les deux douceurs dont je vous parle, je dois vous dire que je les ai peu connues ; la première, par la faute de ma nature qui n’est pas capable de réflexions très prolongées ; la seconde, à cause des circonstances, par la faute de la femme, je veux dire des femmes, dont j’ai été jaloux. Mais cela ne fait rien. Même quand on ne tient plus aux choses, il n’est pas absolument indifférent d’y avoir tenu, parce que c’était toujours pour des raisons qui échappaient aux autres. Le souvenir de ces sentiments-là, nous sentons qu’il n’est qu’en nous ; c’est en nous qu’il faut rentrer pour le regarder. Ne vous moquez pas trop de ce jargon idéaliste, mais ce que je veux dire, c’est que j’ai beaucoup aimé la vie et que j’ai beaucoup aimé les arts. Hé bien ! maintenant que je suis un peu trop fatigué pour vivre avec les autres, ces anciens sentiments si personnels à moi, que j’ai eus, me semblent, ce qui est la manie de tous les collectionneurs, très précieux. Je m’ouvre à moi-même mon cœur comme une espèce de vitrine, je regarde un à un tant d’amours que les autres n’auront pas connus. Et de cette collection à laquelle je suis maintenant plus attaché encore qu’aux autres, je me dis, un