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Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/231

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Mais elle me supplia de ne rien dire et me promit qu’elle n’aurait plus de symecope, ou qu’à la première elle partirait. Le chef de l’étage m’a pourtant rendu compte qu’elle en a eu une autre. Mais, dame, vous étiez de vieux clients qu’on cherchait à contenter, et du moment que personne ne s’est plaint. » Ainsi ma grand’mère avait des syncopes et me les avait cachées. Peut-être au moment où j’étais le moins gentil pour elle, où elle était obligée, tout en souffrant, de faire attention à être de bonne humeur pour ne pas m’irriter et à paraître bien portante pour ne pas être mise à la porte de l’hôtel. « Simecope » c’est un mot que, prononcé ainsi, je n’aurais jamais imaginé, qui m’aurait peut-être, s’appliquant à d’autres, paru ridicule, mais qui dans son étrange nouveauté sonore, pareille à celle d’une dissonance originale, resta longtemps ce qui était capable d’éveiller en moi les sensations les plus douloureuses.

Le lendemain j’allai, à la demande de maman, m’étendre un peu sur le sable, ou plutôt dans les dunes, là où on est caché par leurs replis, et où je savais qu’Albertine et ses amies ne pourraient pas me trouver. Mes paupières, abaissées, ne laissaient passer qu’une seule lumière, toute rose, celle des parois intérieures des yeux. Puis elles se fermèrent tout à fait. Alors ma grand’mère m’apparut assise dans un fauteuil. Si faible, elle avait l’air de vivre moins qu’une autre personne. Pourtant je l’entendais respirer ; parfois un signe montrait qu’elle avait compris ce que nous disions, mon père et moi. Mais j’avais beau l’embrasser, je ne pouvais pas arriver à éveiller un regard d’affection dans ses yeux, un peu de couleur sur ses joues. Absente d’elle-même, elle avait l’air de ne pas m’aimer, de ne pas me connaître, peut-être de ne pas me voir. Je ne pouvais deviner le secret de son indifférence, de son abattement, de son mécontentement silen-