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Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/237

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année, soit parce que maintenant c’était le printemps avec ses orages, soit parce que, même si j’étais venu à la même date que la première fois, des temps différents, plus changeants, auraient pu déconseiller cette côte à certaines mers indolentes, vaporeuses et fragiles que j’avais vues pendant des jours ardents dormir sur la plage en soulevant imperceptiblement leur sein bleuâtre, d’une molle palpitation, soit surtout parce que mes yeux, instruits par Elstir à retenir précisément les éléments que j’écartais volontairement jadis, contemplaient longuement ce que la première année ils ne savaient pas voir. Cette opposition qui alors me frappait tant entre les promenades agrestes que je faisais avec Mme de Villeparisis et ce voisinage fluide, inaccessible et mythologique, de l’Océan éternel n’existait plus pour moi. Et certains jours la mer me semblait, au contraire, maintenant presque rurale elle-même. Les jours, assez rares, de vrai beau temps, la chaleur avait tracé sur les eaux, comme à travers champs, une route poussiéreuse et blanche derrière laquelle la fine pointe d’un bateau de pêche dépassait comme un clocher villageois. Un remorqueur, dont on ne voyait que la cheminée, fumait au loin comme une usine écartée, tandis que seul à l’horizon un carré blanc et bombé, peint sans doute par une voile, mais qui semblait compact et comme calcaire, faisait penser à l’angle ensoleillé de quelque bâtiment isolé, hôpital ou école. Et les nuages et le vent, les jours où il s’en ajoutait au soleil, parachevaient sinon l’erreur du jugement, du moins l’illusion du premier regard, la suggestion qu’il éveille dans l’imagination. Car l’alternance d’espaces de couleurs nettement tranchées, comme celles qui résultent, dans la campagne, de la contiguïté de cultures différentes, les inégalités âpres, jaunes, et comme boueuses de la surface marine, les levées, les talus qui dérobaient à la vue une barque où une