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Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/31

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remarqueraient et calqueraient chez ceux qui sont déjà « arrivés » dans la profession utile et sérieuse où ils souhaitent de s’encadrer et de devenir illustres ; chez ceux-là, leur goût spécial, hérité à leur insu, comme des dispositions pour le dessin, pour la musique, est peut-être, à la vérité, la seule originalité vivace, despotique — et qui tels soirs les force à manquer telle réunion utile à leur carrière avec des gens dont, pour le reste, ils adoptent les façons de parler, de penser, de s’habiller, de se coiffer. Dans leur quartier, où ils ne fréquentent sans cela que des condisciples, des maîtres ou quelque compatriote arrivé et protecteur, ils ont vite découvert d’autres jeunes gens que le même goût particulier rapproche d’eux, comme dans une petite ville se lient le professeur de seconde et le notaire qui aiment tous les deux la musique de chambre, les ivoires du moyen âge ; appliquant à l’objet de leur distraction le même instinct utilitaire, le même esprit professionnel qui les guide dans leur carrière, ils les retrouvent à des séances où nul profane n’est admis, pas plus qu’à celles qui réunissent des amateurs de vieilles tabatières, d’estampes japonaises, de fleurs rares, et où, à cause du plaisir de s’instruire, de l’utilité des échanges et de la crainte des compétitions, règne à la fois, comme dans une bourse aux timbres, l’entente étroite des spécialistes et les féroces rivalités des collectionneurs. Personne d’ailleurs, dans le café où ils ont leur table, ne sait quelle est cette réunion, si c’est celle d’une société de pêche, des secrétaires de rédaction, ou des enfants de l’Indre, tant leur tenue est correcte, leur air réservé et froid, et tant ils n’osent regarder qu’à la dérobée les jeunes gens à la mode, les jeunes « lions » qui, à quelques mètres plus loin, font grand bruit de leurs maîtresses, et parmi lesquels ceux qui les admirent sans oser lever les yeux apprendront seulement vingt ans