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Page:Proust - Albertine disparue.djvu/106

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loin d’imaginer. Qui m’eût dit à Combray, quand j’attendais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces anxiétés guériraient, puis renaîtraient un jour, non pour ma mère, mais pour une jeune fille qui ne serait d’abord, sur l’horizon de la mer, qu’une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venir regarder, mais une fleur pensante et dans l’esprit de qui je souhaitais si puérilement de tenir une grande place, que je souffrirais qu’elle ignorât que je connaissais Mme de Villeparisis. Oui, c’est le bonsoir, le baiser d’une telle étrangère pour lequel, au bout de quelques années, je devais souffrir autant qu’enfant quand ma mère ne devait pas venir me voir. Or cette Albertine si nécessaire, de l’amour de qui mon âme était maintenant presque uniquement composée, si Swann ne m’avait pas parlé de Balbec je ne l’aurais jamais connue. Sa vie eût peut-être été plus longue, la mienne aurait été dépourvue de ce qui en faisait maintenant le martyre. Et ainsi il me semblait que, par ma tendresse uniquement égoïste, j’avais laissé mourir Albertine comme j’avais assassiné ma grand’mère. Même plus tard, même l’ayant déjà connue à Balbec, j’aurais pu ne pas l’aimer comme je fis ensuite. Quand je renonçai à Gilberte et savais que je pourrais aimer un jour une autre femme, j’osais à peine avoir un doute si en tous cas pour le passé je n’eusse pu aimer que Gilberte. Or pour Albertine je n’avais même plus de doute, j’étais sûr que ç’aurait pu ne pas être elle que j’eusse aimée, que c’eût pu être une autre. Il eût suffi pour cela que Mlle de Stermaria, le soir où je devais dîner avec elle dans l’île du Bois, ne se fût pas décommandée. Il était encore temps alors, et c’eût été pour Mlle de Stermaria que se fût exercée cette activité de l’imagination qui nous fait extraire d’une femme une telle notion de l’individuel qu’elle nous paraît unique en soi et pour nous prédestinée et nécessaire. Tout au plus, en me plaçant à un point de vue presque physio-