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Page:Proust - Albertine disparue.djvu/299

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procurait de plus en plus des hommes — où M. de Charlus avait surpris Morel et où la « sous-maîtresse », grande lectrice du Gaulois, commentait les nouvelles mondaines, cette patronne, parlant à un gros Monsieur qui venait chez elle, sans arrêter, boire du Champagne avec des jeunes gens, parce que, déjà très gros, il voulait devenir assez obèse pour être certain de ne pas être « pris » si jamais il y avait une guerre, déclara : « Il paraît que le petit Saint-Loup est comme « ça » et le petit Cambremer aussi. Pauvres épouses ! — En tout cas, si vous connaissez ces fiancés, il faut nous les envoyer, ils trouveront ici tout ce qu’ils voudront, et il y a beaucoup d’argent à gagner avec eux. » Sur quoi le gros Monsieur, bien qu’il fût lui-même comme « ça », se récria, répliqua, étant un peu snob, qu’il rencontrait souvent Cambremer et Saint-Loup chez ses cousins d’Ardouvillers, et qu’ils étaient grands amateurs de femmes et tout le contraire de « ça ». « Ah ! » conclut la sous-maîtresse d’un ton sceptique, mais ne possédant aucune preuve, et persuadée qu’en notre siècle la perversité des mœurs le disputait à l’absurdité calomniatrice des cancans. Certaines personnes, que je ne vis pas, m’écrivirent et me demandèrent « ce que je pensais » de ces deux mariages, absolument comme si elles eussent ouvert une enquête sur la hauteur des chapeaux des femmes au théâtre ou sur le roman psychologique. Je n’eus pas le courage de répondre à ces lettres. De ces deux mariages je ne pensais rien, mais j’éprouvais une immense tristesse, comme quand deux parties de votre existence passée, amarrées auprès de vous, et sur lesquelles on fonde peut-être paresseusement au jour le jour, quelque espoir inavoué, s’éloignent définitivement, avec un claquement joyeux de flammes, pour des destinations étrangères, comme deux vaisseaux. Pour les intéressés eux-mêmes, ils eurent à l’égard de leur propre mariage une opinion bien naturelle, puisqu’il s’agissait non