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Page:Proust - Albertine disparue.djvu/321

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sion en l’épousant. Et de fait, les premiers temps, des comparaisons entre les deux femmes (pourtant si inégales comme charme et comme beauté) ne furent pas en faveur de la délicieuse Gilberte. Mais celle-ci grandit ensuite dans l’estime de son mari pendant que Rachel diminuait à vue d’œil. Une autre personne se démentit : ce fut Mme Swann. Si pour Gilberte, Robert avant le mariage était déjà entouré de la double auréole que lui créaient d’une part sa vie avec Rachel perpétuellement dénoncée par les lamentations de Mme de Marsantes, d’autre part le prestige que les Guermantes avaient toujours eu pour son père et qu’elle avait hérité de lui, Mme de Forcheville, en revanche, eût préféré un mariage plus éclatant, peut-être princier (il y avait des familles royales pauvres et qui eussent accepté l’argent — qui se trouva d’ailleurs être fort inférieur aux millions promis — décrassé qu’il était par le nom de Forcheville), et un gendre moins démonétisé par une vie passée loin du monde. Elle n’avait pu triompher de la volonté de Gilberte, s’était plainte amèrement à tout le monde, flétrissant son gendre. Un beau jour tout avait été changé, le gendre était devenu un ange, on ne se moquait plus de lui qu’à la dérobée. C’est que l’âge avait laissé à Mme Swann (devenue Mme de Forcheville) le goût qu’elle avait toujours eu d’être entretenue, mais, par la désertion des admirateurs, lui en avait retiré les moyens. Elle souhaitait chaque jour un nouveau collier, une nouvelle robe brochée de brillants, une plus luxueuse automobile, mais elle avait peu de fortune, Forcheville ayant presque tout mangé, et — quel ascendant israélite gouvernait en cela Gilberte ? — elle avait une fille adorable, mais affreusement avare, comptant l’argent à son mari et naturellement bien plus à sa mère. Or tout à coup le protecteur, elle l’avait flairé, puis trouvé en Robert. Qu’elle ne fût plus de la première jeunesse était de peu d’importance aux