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Page:Proust - Albertine disparue.djvu/43

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Je pensais tout le temps à Albertine, et jamais Françoise en entrant dans ma chambre ne me disait assez vite : « Il n’y a pas de lettres », pour abréger l’angoisse. Mais de temps en temps je parvenais, en faisant passer tel ou tel courant d’idées au travers de mon chagrin, à renouveler, à aérer un peu l’atmosphère viciée de mon cœur ; mais le soir, si je parvenais à m’endormir, alors c’était comme si le souvenir d’Albertine avait été le médicament qui m’avait procuré le sommeil, et dont l’influence en cessant m’éveillerait. Je pensais tout le temps à Albertine en dormant. C’était un sommeil spécial à elle, qu’elle me donnait et où, du reste, je n’aurais plus été libre comme pendant la veille de penser à autre chose. Le sommeil, son souvenir, c’étaient les deux substances mêlées qu’on nous fait prendre à la fois pour dormir. Réveillé, du reste, ma souffrance allait en augmentant chaque jour au lieu de diminuer, non que l’oubli n’accomplît son œuvre, mais, là même, il favorisait l’idéalisation de l’image regrettée et par là l’assimilation de ma souffrance initiale à d’autres souffrances analogues qui la renforçaient. Encore cette image était-elle supportable. Mais si tout d’un coup je pensais à sa chambre, à sa chambre où le lit restait vide, à son piano, à son automobile, je perdais toute force, je fermais les yeux, j’inclinais ma tête sur l’épaule comme ceux qui vont défaillir. Le bruit des portes me faisait presque aussi mal parce que ce n’était pas elle qui les ouvrait.

Quand il put y avoir un télégramme de Saint-Loup, je n’osai pas demander : « Est-ce qu’il y a un télégramme ? » Il en vint un enfin, mais qui ne faisait que tout reculer, me disant : « Ces dames sont parties pour trois jours. » Sans doute, si j’avais supporté les quatre jours qu’il y avait déjà depuis qu’elle était partie, c’était parce que je me disais : « Ce n’est qu’une affaire de temps, avant la fin de la semaine elle sera là. » Mais cette raison n’empêchait pas que pour mon cœur, pour