Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/37

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vrant les fenêtres, en respirant le grand vent, un air pur sur les hauteurs ; d’autres en se réfugiant au centre de la ville, dans une chambre enfumée. Il n’est guère de jaloux dont la jalousie n’admette certaines dérogations. Tel consent à être trompé pourvu qu’on le lui dise, tel autre pourvu qu’on le lui cache, en quoi l’un n’est guère moins absurde que l’autre, puisque, si le second est plus véritablement trompé en ce qu’on lui dissimule la vérité, le premier réclame, en cette vérité, l’aliment, l’extension, le renouvellement de ses souffrances.

Bien plus, ces deux manies inverses de la jalousie vont souvent au delà des paroles qu’elles implorent ou qu’elles refusent des confidences. On voit des jaloux qui ne le sont que des femmes avec qui leur maîtresse a des relations loin d’eux, mais qui permettent qu’elle se donne à un autre homme qu’eux, si c’est avec leur autorisation, près d’eux, et, sinon même à leur vue, du moins sous leur toit. Ce cas est assez fréquent chez les hommes âgés amoureux d’une jeune femme. Ils sentent la difficulté de lui plaire, parfois l’impuissance de la contenter, et, plutôt que d’être trompés, préfèrent laisser venir chez eux, dans une chambre voisine, quelqu’un qu’ils jugent incapable de lui donner de mauvais conseils, mais non du plaisir. Pour d’autres, c’est tout le contraire ; ne laissant pas leur maîtresse sortir seule une minute dans une ville qu’ils connaissent, ils la tiennent dans un véritable esclavage, mais ils lui accordent de partir un mois dans un pays qu’ils ne connaissent pas, où ils ne peuvent se représenter ce qu’elle fera. J’avais à l’égard d’Albertine ces deux sortes de manies calmantes. Je n’aurais pas été jaloux si elle avait eu des plaisirs près de moi, encouragés par moi, que j’aurais tenus tout entiers sous ma surveillance, m’épargnant par là la crainte du mensonge ; je ne l’aurais peut-être pas été non plus si elle était