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Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/160

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malice : « Vous avez donc un oncle ou un neveu d’Amérique, M. de Charlus, pour recevoir des ananas pareils ! » J’avoue que, si j’avais alors su la vérité, je les eusses mangés avec une certaine gaieté en me récitant in petto le début d’une ode d’Horace que Diderot aimait à rappeler. En somme, comme mon collègue Boissier, déambulant du Palatin à Tibur, je prends dans la conversation du baron, une idée singulièrement plus vivante et plus savoureuse des écrivains du siècle d’Auguste. Ne parlons même pas de ceux de la Décadence, et ne remontons pas jusqu’aux Grecs, bien que j’aie dit à cet excellent M. de Charlus qu’auprès de lui je me faisais l’effet de Platon chez Aspasie. À vrai dire, j’avais singulièrement grandi l’échelle des deux personnages et, comme dit La Fontaine, mon exemple était tiré « d’animaux plus petits ». Quoi qu’il en soit, vous ne supposez pas, j’imagine, que le baron ait été froissé. Jamais je ne le vis si ingénument heureux. Une ivresse d’enfant le fit déroger à son flegme aristocratique. « Quels flatteurs que tous ces sorbonnards ! s’écriait-il avec ravissement. Dire qu’il faut que j’aie attendu d’être arrivé à mon âge pour être comparé à Aspasie ! Un vieux tableau comme moi ! Ô ma jeunesse ! » J’aurais voulu que vous le vissiez disant cela, outrageusement poudré à son habitude, et, à son âge, musqué comme un petit-maître. Au demeurant, sous ses hantises de généalogie, le meilleur homme du monde. Pour toutes ces raisons je serais désolé que la rupture de ce soir fût définitive. Ce qui m’a étonné, c’est la façon dont le jeune homme s’est rebiffé. Il avait pourtant pris, depuis quelque temps, en face du baron, des manières de séide, des façons de leude qui n’annonçaient guère cette insurrection. J’espère qu’en tous cas, même si (Dii omen avertant) le baron ne devait plus retourner quai Conti, ce schisme ne s’étendrait pas jusqu’à moi. Nous avons l’un et l’autre trop de profit à l’é-