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Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/199

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n’est pas aussi arbitrairement décidée et aussi certainement la seule que nous nous figurons. Les mêmes tristesses recommencent, la même difficulté de vivre ensemble s’accentue, seule la séparation n’est plus quelque chose d’aussi difficile ; on a commencé par en parler, on l’a ensuite exécutée sous une forme aimable. Mais ce ne sont que des prodromes que nous n’avons pas reconnus. Bientôt à la séparation momentanée et souriante succédera la séparation atroce et définitive que nous avons préparée sans le savoir.

« Venez dans ma chambre dans cinq minutes pour que je puisse vous voir un peu, mon petit chéri. Vous serez plein de gentillesse. Mais je m’endormirai vite après, car je suis comme une morte. » Ce fut une morte, en effet, que je vis quand j’entrai ensuite dans sa chambre. Elle s’était endormie aussitôt couchée ; ses draps, roulés comme un suaire autour de son corps, avaient pris, avec leurs beaux plis, une rigidité de pierre. On eût dit, comme dans certains Jugements Derniers du moyen âge, que la tête seule surgissait hors de la tombe, attendant dans son sommeil la trompette de l’Archange. Cette tête avait été surprise par le sommeil presque renversée, les cheveux hirsutes. Et en voyant ce corps insignifiant couché là, je me demandais quelle table de logarithmes il constituait pour que toutes les actions auxquelles il avait pu être mêlé, depuis un poussement de coude jusqu’à un frôlement de robe, pussent me causer, étendues à l’infini de tous les points qu’il avait occupés dans l’espace et dans le temps, et de temps à autre brusquement revivifiées dans mon souvenir, des angoisses si douloureuses, et que je savais pourtant déterminées par des mouvements, des désirs d’elle qui m’eussent été, chez une autre, chez elle-même, cinq ans avant, cinq ans après, si indifférents. Tout cela était mensonge, mais mensonge pour lequel