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Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/200

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alors, et pour qu’il reprît pour moi le charme et la signification que je lui trouvais à Combray quand passant, avant de rentrer, dans la rue de l’Oiseau, je voyais du dehors, comme une laque obscure, le vitrail de Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes. Pour un moment les Guermantes m’avaient semblé de nouveau entièrement différents des gens du monde, incomparables avec eux, avec tout être vivant, fût-il souverain ; ils me réapparaissaient comme des êtres issus de la fécondation de cet air aigre et vertueux de cette sombre ville de Combray où s’était passée mon enfance et du passé qu’on y apercevait dans la petite rue, à la hauteur du vitrail. J’avais eu envie d’aller chez les Guermantes comme si cela avait dû me rapprocher de mon enfance et des profondeurs de ma mémoire où je l’apercevais. Et j’avais continué à relire l’invitation jusqu’au moment où, révoltées, les lettres qui composaient ce nom si familier et si mystérieux, comme celui même de Combray, eussent repris leur indépendance et eussent dessiné devant mes yeux fatigués comme un nom que je ne connaissais pas.

Maman allant justement à un petit thé chez Mme Sazerat, je n’eus aucun scrupule à me rendre à la matinée de la princesse de Guermantes. Je pris une voiture pour y aller, car le prince de Guermantes n’habitait plus son ancien hôtel mais un magnifique qu’il s’était fait construire avenue du Bois. C’est un des torts des gens du monde de ne pas comprendre que s’ils veulent que nous croyions en eux il faudrait d’abord qu’ils y crussent eux-mêmes, ou au moins qu’ils respectassent les éléments essentiels de notre croyance. Au temps où je croyais, même si je savais le contraire, que les Guermantes habitaient tel palais en vertu d’un droit héréditaire, pénétrer dans le palais du sorcier ou de la fée, faire s’ouvrir devant moi les portes qui ne cèdent pas tant qu’on n’a pas prononcé la formule magique, me semblait aussi malaisé que