Page:Quevedo - Don Pablo de Segovie.djvu/35

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Dieu te punisse, disais-je tout bas, et que la nourriture que tu as prise te serve de poison, infâme avare, qui en veux si fort à nos boyaux ! » – « Mes enfants, cédons la place aux domestiques ; allez vous donner de l’exercice pendant une couple d’heures, pour que votre manger ne vous fasse pas de mal. » Je ne pus alors m’empêcher de lâcher un bruyant éclat de rire, et le maître, qui en fut très offensé, me dit, en récitant trois ou quatre vieilles sentences, d’apprendre à être plus modeste. Après quoi, il s’en fut.

Nous nous assîmes, et comme je vis la table si mal garnie, que mes boyaux criaient justice, et que j’étais le plus âgé et le plus fort, j’attaquai le plat le premier. Tous les autres en firent autant, mais voyant que de trois morceaux de pain, j’en avais avalé deux avec une peau, ils commencèrent à grogner. Cabra vint au bruit, et dit : « Mangez tranquillement, comme des frères, puisque Dieu vous donne de quoi. Point de dispute entre vous : il y a à manger pour tout le monde. » Il retourna ensuite au soleil, et nous laissa seuls.

Je puis protester qu’un d’eux appelé Surre, qui était Biscayen, avait si fort oublié comment et par où l’on mangeait, qu’il porta deux fois à ses yeux une petite croûte de pain qui lui échut, et qu’à peine parvint-il en trois fois à la conduire de la main à la bouche. Je demandai à boire, ce que les autres ne firent pas, parce qu’ils étaient presque à jeûn. On me donna un vase avec de l’eau, mais je l’eus à peine porté à la bouche, que le jeune spectre dont je viens