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Page:Quincey - Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium, trad. Savine, 1903.djvu/238

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DU MANGEUR D'OPIUM

simple, à première vue, de ce mystère serait de supposer que ces fragments ont été copiés dans quelque auteur obscur, mais outre que nul auteur n’eût pu rester obscur en ce siècle de recherche minutieuse, alors qu’il était capable de tirer des accents demi mélancoliques (je puis bien employer ce mot) des profondeurs insondables de la sensibilité, et qu’il avait le don de les exprimer avec une ardeur aussi dithyrambique et une aussi exquise simplicité de langage, il y a un autre témoignage qui permet de les attribuer à celui qui les avait écrits. C’est que pour certains de ces fragments on pouvait suivre leur genèse, leur croyance dans tous leurs détails, grâce aux ratures, aux substitutions, aux doutes sur la préférence à donner à telle ou telle expression, grâce aux renvois à ce qui précédait ou suivait. D’ailleurs il n’y avait pas moyen de méconnaître l’écriture de mon frère.

Maintenant je reprends son histoire.

En 1800, mon séjour en Irlande, et ensuite mes voyages en différents endroits, nous séparèrent pendant une année environ. En 1801, nous fûmes placés dans des écoles très différentes, moi dans la classe la plus élevée d’une grande école publique, et lui dans un presbytère très isolé d’un comté du Nord. Sans doute cette situation donna un aliment et un encouragement à ses habitudes mélancoliques, car il n’avait là d’autre société que celle d’un frère plus jeune, qui ne pouvait les déranger en aucune façon. Le développement de nos richesses nationales n’était pas encore arrivé au point de faire disparaître entièrement de la carte d’Angleterre tout ce qui ressemblé à une lande, à une dune exposée à tous les vents (comme cel-