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Page:Quincey - Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium, trad. Savine, 1903.djvu/253

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SOUVENIRS AUTOBIOGRAPHIQUES

tieux. Cela tient en partie, je crois, à ce qu’ils ont toujours les yeux fixés sur le désert des mers, si vide de tout être humain. En général les grandes solitudes sont hantées et peuplées par les êtres qu’engendre la peur. Telle est, par exemple, la solitude des forêts, où en l’absence de formes humaines, et des bruits humains ordinaires, se discernent des formes plus obscures, plus vagues, que l’œil ne peut rapporter à aucun type familier, et des sons que l’on ne comprend qu’imparfaitement. C’est pour cela que tous les charbonniers, tous les bûcherons, etc., sont superstitieux en Allemagne. Or la mer laisse souvent passer, à travers ses hurlements insensés, à travers ce qui paraît un nombre infini de voix humaines, des voix distinctes, comme celles qu’en tendit Kubla Khan, « des voix ancestrales » prophétisant la guerre, d’autres fois ce sont des éclats de rire qui semblent arriver de loin, dans le temps comme dans l’espace, et qui se mêlent au grondement des eaux. Sans aucun doute, il apparaît devant les yeux fatigués du marin, sur la crête des vagues, des formes effrayantes, ou des formes divinement belles, mais non moins effrayantes, parfois, mais plus rarement, se produisent les effets de la calenture. Si donc nous admettons comme première condition des craintes superstitieuses si communes chez les marins, cette vaste solitude de la mer, nous en trouverons une seconde dans la dangereuse insécurité de leur vie. Ou bien, tout en reconnaissant que la vie des marins est plus assurée qu’on ne le suppose, grâce au faible tribut qu’ils payent aux dangers d’un caractère différent, néanmoins le point essentiel dont il s’agit, c’est qu’ils paraissant exposés. En tout cas, il reste