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Page:Quincey - Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium, trad. Savine, 1903.djvu/65

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SOUVENIRS AUTOBIOGRAPHIQUES

Cet incident, à l’âge que j’avais, ne pouvait manquer d’avoir une grande importance pour moi. Mais il se présenta à mon esprit la réflexion à laquelle j’ai fait allusion précédemment, comme étant une de celles qui s’offraient forcément à ma pensée, et qui y reparurent souvent par la suite, tout comme au moment de la noter dans un journal que je tenais ou que j’essayais de tenir à cette époque. C’était celle-ci : était-il possible qu’une vérité de nature générale, portant sur l’homme, sur les intérêts sociaux, arrivât jamais à l’oreille d’un roi, à travers l’étiquette d’une cour, en dépit d’une règle qui semblait devoir à elle seule fermer tout accès naturel à la vérité ; je veux parler de la règle qui interdit d’adresser une question au roi. Je savais fort bien, avant de le voir, qu’en présence du roi, je devais être comme le cadavre du soldat, que la magicienne toute-puissante galvanise d’une vie passagère, et que je ne devais avoir la faculté de parler que pour répondre :

… vox illi linguaque tantum.
Reponsura datur[1].

Je ne devais prendre aucune initiative, et à mon âge, devant un personnage aussi considérable, le seul instinct du respect m’eût en tout cas dicté cette conduite. Mais que devient d’une manière générale l’esprit d’un homme par rapport à tous les grands objets qui se meuvent dans le champ de l’expérience humaine, quand c’est une loi générale pour presque tous ceux qui l’approchent de se borner à répondre, de ne faire que

  1. La voix, le langage, ne lui sont rendus que pour répondre.