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Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/32

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lait « le Paron ». Le « Paron », son infatuation, ses colères, ses naïvetés, étaient un sujet sur lequel Feller ne tarissait pas. Je comprenais pourquoi Feller avait rompu ses habitudes.

Elles lui composent une vie singulière et je pensais à la bizarre existence de ce vieillard sans famille, qui ne sort guère de chez lui que pour ses travaux et qui, la plupart du temps, dédaigne de les publier. Malgré cette méprisante négligence, Feller jouit, dans le monde savant, d’une considération universelle et craintive. Sa merveilleuse érudition y fait autorité. De cette autorité, Feller n’a voulu tirer ni honneurs, ni profit. Tout à sa passion exclusive, il a retranché de sa vie toute préoccupation étrangère à ses études. Elles lui procurent des satisfactions spéciales et il semble être insensible à nos joies aussi bien qu’à nos chagrins et à nos soucis. Et cependant, avant d’en arriver à ce détachement absolu, il a dû connaître nos anxiétés et nos tourments. Étrange bonhomme, a-t-il souffert, désiré, regretté, aimé, comme nous ?

Tout en réfléchissant, je regardais la jeune femme assise à la place de M. Feller. Je ne distinguais pas son visage, mais sa tournure élégante me frappa. Elle avait fini de déjeuner et, lentement, elle remettait ses gants. À un mouvement qu’elle fit, je jugeai qu’elle était sur le point de se lever. Puis elle se ravisa et but une gorgée d’eau dans le verre à demi plein posé devant elle. Je la considérai avec plus d’attention. Elle semblait hésiter. Soudain, elle se décida. Toute sa personne disait une réso-