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chapitre xxxii

noit rien ne mengeant. Grignotoit par ſoubſon : beuuoit par imagination. Se baignoit deſſus les haulx clochez, ſe ſeichoit dedans les eſtangs & riuieres. Peſchoit en l’air, & y prenoit Eſcreuiſſes decumanes[* 1]. Chaſſoit on profond de la mer, & y trouuoit Ibices, Stamboucqs, & Chamoys. De toutes Corneilles prinſes en Tapinois ordinairement poſchoit les œilz. Rien ne craignoit que ſon vmbre, & le cris des gras cheureaulx. Battoit certains iours le paué. Se iouoyt es cordes des ceincts[1]. De ſon poing faiſoit vn maillet. Eſcriuoit ſus parchemin velu auecques ſon gros guallimart Prognoſtications & Almanachz.

Voyla le guallant, diſt frere Ian. C’eſt mon home. C’eſt celuy que ie cherche. Ie luy voys mander vn cartel. Voyla, diſt Pantagruel, vne eſtrange & monſtrueuſe membreure d’home. Vous me reduiſez en contenence de Amodunt & Diſcordance. Quelle forme demanda frere Ian, auoient ilz ? Ie n’en ouy iamais parler. Dieu me le pardoient. Ie vous en diray, reſpondit Pantagruel, ce que i’en ay leu parmy les Apologues antiques[2]. Phyſis (c’eſt nature) en ſa premiere portee enfanta Beaulté & Harmonie ſans copulation charnelle : comme de ſoy meſmes eſt grandement ſeconde & fertile. Antiphyſie, laquelle de tout temps eſt partie aduerſe de Nature, incontinent eut enuie ſus ceſtuy tant beau & honorable enfantement : & au rebours enfanta Amodunt & Diſcordance par copulation de Tellumon. Ilz auoient la teſte ſphærique & ronde entierement comme vn ballon : non doulcement comprimee des deux couſtez, comme eſt la norme humaine. Les aureilles auoient hault enleuees, grandes comme aureilles

  1. Eſcreuiſſes decumanes. grandes. Cy deſſus a eſté expoſé
  1. Se iouoyt es cordes des ceincts. Burgaud des Marets voit ici un jeu de mots entre les corps des saints, les reliques sur lesquelles on prêtait serment, et les « cordes des ceincts, » les cordes qui ceignaient les cordeliers
  2. Ce que i’en ay leu parmy les Apologues antiques. « On a juſqu’ici été fort en peine de ſavoir d’où pouvoit avoir été tiré l’Apologue de Phyſis & d’Antiphyſie. La découverte en étoit difficile par deux raiſons. L’une que tout moderne qu’eſt cet Apologue, Rabelais n’a pas laiſſé de le qualifier antique ; ce qui a fait qu’on l’a, mais très-inutilement cherché, dans les écrits des Anciens. L’autre que Cælius Calcagninus, qui l’a inventé, n’eſt pas un auteur qu’on liſe beaucoup. L’Apologue, dont il s’agit, ſe trouve pag. 622. de ſes œuvres imprimées in-fol. à Bâle 1544. Il eſt intitulé Gigantes & commence ainſi : « Natura, ut eſt per ſe ferax, primo partu Decorem, atque Harmoniam edidit, nulla opera viri adjuta. Antiphyſia vero, ſemper Natura ; adverſa, tam pulchrum fœtum protinus invidit, uiaque Tellumonis amplexu, duo ex adverſo monſtra peperit, Admoduntem ac Diſcrepantiam nomine… » & le reſte que Rabelais n’a fait que traduire juſqu’à ces mots excluſivement : Depuis elle engendra les matagots, &c. (La Monnoye, Ménagiana, t. I, p. 371)