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Page:Rabelais marty-laveaux 03.djvu/9

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LE
CINQVIESME
ET DERNIER LIVRE[1]
DES FAICTS ET DICTS
Heroïques du bon Pantagruel,
compoſé par M. François
Rabelais, Docteur en
Medecine.
Auquel eſt contenu la viſitation de l’Oracle de la Diue Bacbuc, & le mot de la Bouteille : pour lequel auoir, eſt entrepris tout ce long voyage.
Nouuellement mis en lumiere.
M. D. LXIIII.
  1. Le cinquieſme & dernier liure. C’est dans cette partie de l’ouvrage que les questions religieuses et sociales, traitées presque sans déguisement et sans voile, sont abordées avec le plus de franchise et d’audace ; aussi est-elle, sinon la plus lue, du moins la plus fréquemment citée. C’est Grippeminaud, ce sont les chats fourés qui ont surtout rendu Rabelais populaire ; et peu de gens savent qu’il est absolument impossible de décider si tel ou tel passage de ce livre est de lui ou non.

    Le manuscrit, que M. Paul Lacroix avait d’abord considéré comme un autographe de Rabelais (Journal des Débats, du 13 mars 1847), n’est qu’une copie non datée ; la première édition, publiée sous le nom de L’Iſle ſonnante et composée seulement de seize chapitres, n’a paru qu’en 1562, plusieurs années après sa mort ; enfin la première édition complète, qui est de 1564, et dont nous reproduisons le texte en en corrigeant les fautes évidentes à l’aide du manuscrit, ne porte aucun nom d’imprimeur ou de libraire : elle est seulement terminée par un quatrain, dont nous parlerons en son lieu. Les éditeurs modernes l’ont transporté en tête de l’ouvrage : ils croient pour la plupart y trouver la preuve que ce dernier livre est de Rabelais, tandis que ces vers semblent plutôt indiquer le contraire.

    Quant aux contemporains, ils ont regardé l’œuvre comme supposée et ont été jusqu’à en désigner l’auteur ; il est vrai que les renseignements qu’ils donnent sont vagues, souvent même contradictoires.

    Antoine du Verdier, né le 11 novembre 1544, âgé par conséquent de dix-huit ans lorsque L’Iſle ſonnante parut, attaché plus tard au cardinal François du Bellay qu’il suivit à Rome, admirablement placé pour être bien informé de ce qui touchait Rabelais, sur qui il nous a donné de précieux détails, dit dans sa Prosopographie (Lyon, Frelon, 1604, fol., t. III, p. 2452) : « Son malheur eſt que chacun s'eſt voulu meſler de Pantagruelliſer, & ſont ſortis pluſieurs liures ſoubs ſon nom adiouſtez à ſes œuures, qui ne ſont pas de luy, comme l’Iſle ſonante faicte par vn Eſcholier de Valence, & autres. »

    Louis Guyon, dans le trentième chapitre de ses Diuerſes leçons (Lyon, C. Marillon, 1604, 8° p. 386) intitulé : Diſcours ſur la vocation & vie de saint Luc, Medecin & Euangeliſte, & diſciple des Apoſtres, qui ſert d’apologie pour les Medecins, calomniez fauſſement, s’exprime de la manière suivante dans un passage intéressant, un peu long, et dont la dernière partie seulement touche au cinquième livre, mais que nous n’avons pas néanmoins le courage d’abréger, parce qu’il présente un témoignage curieux de la façon dont Rabelais était jugé par ses contemporains. Après avoir parlé de la piété de plusieurs médecins, Louis Guyon ajoute : « Aucuns me pourront alleguer Rabelais Medecin, qu’on iuge tantoſt Atteiſte, tantoſt Lutherien : le reſponds, qu’il eſt bien mal-aiſé de iuger de ces choſes, pour comprendre ſon intention, meſmement par gens qui n’ont du ſcauoir, ny le iugement ſolide : Mais qui prendra garde de pres, trouuera que c’eſt vn Democrite, qui ſe rit de toutes les actions humaines : Ou vn Lucian, qui ſe mocque des abus qui ſe commettent entre les homme ; : mais il n’a iamais touché à ce qui concerne l’Egliſe Apoſtolique & Romaine : neantmoins ie ſuis d’opinion pour le meilleur, & pour la difficulté qu’il y a de conceuoir ſon intention, qu’il ne doit eſtre leu ny receu, auſſi eſt-il cenſuré par le Concile de Trente.

    « Quant au liure dernier qu’on met entre ſes œuures, qui eſt intitulé l’Iſle ſonnante, qui ſemble à bon eſcient blaſmer & ſe mocquer des gens & officiers de l’Egliſe catholique ie proteſte qu’il ne l’a pas compoſé, car il ſe ſit long temps apres ſon decez, i’eſtoy à Paris lors qu’il fut fait, & ſcay bien qui en fut l’autheur, qui n’eſtoit Medecin. »

    Ces témoignages n’ébranlèrent pas la confiance des critiques et des commentateurs des deux siecles suivants : « Je vois bien, écrivait Gui Patin (lettre 341, t. II, p. 451) ce qu’on nous a dit de l’Ile ſonnante ; mais même le cinquième livre n’a jamais été mis en lumière que longtemps après ſa mort, qui néanmoins eſt beau & auſſi bienfait que les autres. » — Le Duchat a dit non moins affirmativement, dans sa note 1 sur le prologue de ce livre : « Le 5. livre eſt certainement de Rabelais. C’eſt ſon ſtyle, c’eſt ſon eſprit. » Au témoignage de Louis Guyon il répond, d’ailleurs sans aucune preuve, que « prévoiant qu’on ne manqueroit pas de lui citer Rabelais, il a taché pour l’honneur de la profeſſion de le juſtifier le moins mal qu’il lui a été poſſible, avançant touchant l’Iſle ſonnante des particularitez qu’il auroit eu bien de la peine à prouver. » — Quant au témoignage de Du Verdier, dans sa Proſopographie, Le Duchat prétend qu’il concerne, non l’Iſle ſonnante, mais Fanfreluche & Gaudichon. Le savant commentateur se fonde, pour l’établir, sur une autre assertion de Du Verdier qui dit dans sa Bibliothèque, à l’article de Guillaume des Autels : « Eſtant à Valence escolier en l’eſtude du droict, il a eſcript à l’imitation de Rabelais en ſon œuure de Pantagruel vn œuure en proſe non moins facetieux que de gaillarde inuention, contenant 17 chapitres, & intitulé Fanfreluche & Gaudichon, mythiſtoire Barragouyne, de la valeur de dix atomes, pour la recreation de tous bons Fanfreluchiſtes, imprimé à Lyon, in-8o par Iean Diépi. » La preuve n’est pas forte ; car Guillaume des Autels, l’écolier de Valence, aurait fort bien pu fabriquer les deux ouvrages. Il est vrai qu’il y a dans ce Ve livre, si informe et si faible dans son ensemble, certains chapitres ou plutôt certains passages que ni lui, ni aucun autre écrivain contemporain que nous connaissions n’aurait été capable d’écrire. C’est là le seul, mais très puissant argument qu’on puisse faire valoir en faveur de son authenticité, non pas complète, mais partielle. C’est ce qui faisait dire à Charles Le Normant, critique fort sincère et fervent catholique : « Il y a bien longtemps que j’aurais voulu que le cinquième livre ne fût pas de Rabelais ; mais la griffe de l’aigle y est empreinte. » (Rabelais et l’architecture de la Renaissance, p. 8)

    Les critiques qui ont nié que le grand satirique fût pour quelque chose dans cette dernière production sont d’ailleurs assez nombreux. M. Paulin Paris ne s’est pas contenté d’établir contre M. Lacroix que le manuscrit du cinquième livre n’est pas de la main de Rabelais ; il a soutenu que l’ouvrage même n’était pas de lui : « Me sera-t-il permis de dire toute ma pensée. » Je ne crois pas que ce dernier livre soit de Rabelais ; il n’a pas la gaieté, les habitudes de style des premiers. » (Journal des Débats, 19 mars 1847). — Philarète Chasles (Journal des Débats, 17 juillet 1859) a été du même avis, ainsi qu’un érudit, si compétent en pareille matière que son autorité est d’un grand poids, Burgaud des Marets. Il est facile de voir, dans les notes de sa seconde édition de Rabelais, combien il croyait peu à l’authenticité de cette partie de l’œuvre de son écrivain de prédilection. Retenu, du reste, dans la complète expression de son opinion parle peu d’espace dont il disposait au bas des pages, il réservait ses arguments, ses observations de détail, pour un mémoire étendu, dont il a souvent causé avec moi, mais qui n’a jamais été rédigé définitivement, et dont il a, dit-on, détruit les matériaux peu de temps avant sa mort.

    Parmi les lectures d’histoire faites à la Sorbonne en 1876, par les membres des Sociétés savantes des départements, figure un mémoire intitulé Quelques pages sur cette question : le Ve livre de Rabelais est-il authentique ? par M. Damien, professeur à la Faculté des lettres de Clermont-Ferrand. Ces mémoires ne sont pas publiés, mais seulement analysés dans la Revue des sociétés savantes (6e série, t. III, mars-avril 1876, p. 296) qui résume ainsi l’opinion de M. Damien : « Il a conclu en disant que les qualités de cette œuvre posthume prouvaient, aussi bien que ses défauts, que Rabelais n’en pouvait pas être l’auteur ; tout au plus était-il permis de penser qu’il y avait pris une part difficile à déterminer. »

    Tous ces doutes, fort légitimes, ne reposent pas uniquement sur des appréciations, mais aussi sur des faits matériels. Il est certain qu’il y a des passages du Ve livre qui n’ont pu être écrits qu’après la mort de Rabelais. (Voyez ci-après, p. 327, la note sur la l. 17 de la p. 70, et, p. 335, la note sur la l. 15 de la p. 116)*

    S’il est permis de faire des conjectures, et dans l’état actuel de la question on ne peut guère essayer autre chose, je hasarderai l’opinion suivante. Le plus probable, à mon sentiment, est que Rabelais a laissé divers fragments, les uns destinés peut-être aux livres antérieurs, mais supprimés comme trop hardis, les autres qui n’étaient que des projets, des brouillons ; le grand écrivain n’avait pas encore « léché l’ours. » De tout cela un très indigne imitateur a voulu composer un ensemble. Ce qui est évident, c’est qu’il y a, en maints endroits, des remplissages maladroits et des emprunts fort mal déguisés faits aux livres précédents. Nous signalerons ces supercheries dans nos notes, sinon complètement, ce qui serait infini, du moins de façon à ce qu’on puisse apprécier le procédé habituel du faussaire.