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Page:Ratel - Isabelle Comtat, Le Raisin vert, 1935.djvu/15

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III
prologue

averse, on les verra tous les trois prendre une douche de pluie sous les chéneaux. Ça, des enfants civilisés ?

Des bohémiens ! Leur groupe n’a qu’une figure. Si d’aventure M. Durras oubliait de paraître à table (mais il n’a garde), une voix usée, gourmande, un peu tremblante de délices anticipées, demanderait le soir, lorsqu’on se retrouve « entre soi » :

— Pourriez-vous me dire, mesdames, ce que la bohémienne a fait de son mari ?

Et une autre vieille voix, suspendue au fil de sa vieille vie, répondrait :

— Elle l’a tué, madame. Cela devait finir ainsi.

Une soirée de septembre 1910. Tous les pensionnaires sont en train de dîner dans la salle à manger du rez-de-chaussée, face au jardin. Le chant du jet d’arrosage change de ton, selon qu’il tombe sur le lierre du mur, sur la pelouse ou sur le gravier. La clarté de la fin du jour entre par la fenêtre. C’est un crépuscule de ville, couleur de sable et de trottoir, qui éveille les glaces, pâlit le linge et jaunit les visages. M. Durras, avec ses grandes joues, ressemble à Holopherne mourant. La lèvre inférieure, vermeille et d’une mobilité caprine, vit encore et proteste en un monologue sans voix, soutenu par la fixité de l’œil bleu minéral, un peu saillant sous le trait charbonneux des sourcils, cependant que ses longs doigts pétrissent machinalement des boulettes de mie de pain dont il jonche la nappe autour de son assiette.

Amédée est irrité. Il vient encore de se quereller avec sa femme à propos d’appartements.

— Vous voulez des choses qui n’existent pas. Vous voulez de l’air, de la lumière et des placards. À Paris, l’air et la lumière, c’est mille francs le mètre cube. Et les placards, ça n’existe pas.