Page:Ratel - Isabelle Comtat, Le Raisin vert, 1935.djvu/176

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
158
LE RAISIN VERT

voisin de la folie leur propre sang courir à la mort en les laissant vivantes.

— Prends bien garde à toi, mon petit, balbutia Isabelle, qui ne voyait plus, dans tous ces hommes, que des enfants menacés. Ne fais pas d’imprudence…

Amédée hocha la tête. Il avait son regard coutumier, distrait, un peu surpris.

Le sifflet du chef de train annonça l’instant inexorable. M. Durras embrassa longuement sa femme, brièvement sa fille et sa nièce. Laurent se tenait à l’écart, livide, mordant sa lèvre. Il fit trois pas vers son père, qui attendait ce geste.

— Eh bien, adieu, mon garçon, dit Amédée en lui serrant la main. Tu y coupes, toi. Tant mieux. J’ai toujours pensé que tu étais né sous une bonne étoile. Allons, porte-toi bien, ne fais pas trop enrager tes sœurs, et si je ne reviens pas, tâche de décrocher tout de même ton bachot.

Isabelle s’essuya les yeux, essaya de nier sa propre angoisse, d’une voix enrhumée :

— Voyons… nous serons tous réunis pour les vendanges…

— Ouais… fit Amédée s’enlevant sur le marchepied du train qui commençait à entraîner lentement sa charge d’hommes, dans un sillage de pleurs.

Il pénétra dans un compartiment, ferma la portière, agita la main avec un vague sourire à l’adresse des trois femmes. Laurent, tout à coup, prit son élan, rejoignit le train et se maintint un moment à sa hauteur, luttant de vitesse avec l’accélération du convoi. Et tout en courant de toutes ses forces, il criait dans le vent, d’une voix époumonée :

« Bonne chance, hein ! Bonne chance, bonne chance… papa ! »

Mais comme la vitre était relevée, la dernière vision qu’il eut de son père fut celle d’un visage pâle et méfiant, séparé de lui par une surface transparente