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Page:Ratel - Isabelle Comtat, Le Raisin vert, 1935.djvu/189

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LE RAISIN VERT

— Tes sœurs vont bien ?

— Très bien, merci, répondit l’autre brièvement.

Jacques Henry s’en fut, mince, dégagé, le front haut et l’œil sévère. Et Laurent, le regardant s’éloigner, songeait avec tristesse : « Malgré tout, Jacques est un étranger pour nous. »

Tout à l’heure, il avait cru se sentir isolé dans son foyer. À présent, il se sentait isolé auprès de Jacques.

« La vie est une saloperie, » conclut-il.

Pendant le déjeuner, Lise tint son rôle de gazette avec un entrain que les échanges de la matinée venaient de remettre à neuf.

Le père de Cassandre se battait dans la Somme. Ses quatre demi-sœurs, dont la plus âgée avait vingt ans, étaient venues d’Avignon le remplacer auprès de sa fille. Elles campaient toutes les cinq dans l’atelier de la rue Lepic. « Tu penses, ce qu’elles peuvent s’amuser ! » Et le sculpteur écrivait à sa fille chérie : « Ma petite fille, ce n’est pas humain de s’étriper comme on le fait, mais la guerre a cela de bon, qu’elle nous apprend à dormir ailleurs que dans un lit. Nous vivons beaucoup trop loin de la nature, vois-tu. Tous nos maux viennent de là. Si je reviens, il faudra nous débarrasser d’un tas d’habitudes inutiles. »

— Ça nous en promet, concluait Lise, prenant sa mère à témoin. Comme disait Cassandre ce matin : « Tu verras que je finirai par aller toute nue pour faire plaisir à papa. » Ces gens-là sont inouïs.

Il y avait aussi la mère de la petite Jeanne de l’Estaing, qui avait pris deux interprètes anglais en pension pour augmenter ses ressources. Et la petite Jeanne qui disait, ouvrant ses yeux ronds et noirs de musaraigne effrayée sous une frange de cheveux à la tonkinoise : « Ma chère, chaque fois qu’ils me