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Page:Ratel - La Maison des Bories.pdf/151

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LA MAISON DES BORIES

sol pour mûrir au soleil. Oui, des fruits étranges, nés du cerveau de l’homme et qui retournent lentement à la nature, qui mûrissent lentement au soleil et à la rosée, au brouillard et à la neige. Une génération d’hommes vient au monde, se développe et meurt pendant que la maison arrive à maturité. À mesure qu’elles mûrissent, elles deviennent plus douces à l’homme, parce qu’elles lui ressemblent moins.

Voilà ce que me disent ces figures mi-éclairées que j’aperçois de loin dans la campagne. Cette idée me transporte et j’avance comme dans les rêves, le corps fantastiquement léger, porté par les battements de mon cœur.

Aujourd’hui, je ne monterai pas aux Bories. La journée est à moi, immense. Le monde vient à moi, j’éclate de plénitude. Et voilà que je prends le chemin des Bories. Mais je m’arrête au cinquième tournant, juste à la pointe extrême de l’ombre du sorbier dont les baies sont plus jaunes que les autres. Trois enjambées de plus et je verrais surgir la maison sur sa butte d’herbe et j’entendrais le vent courir sur le plateau. Mais je ne le veux pas. J’oblique à travers champs, suivant le plus long côté d’un triangle rectangle dont la maison serait le sommet. Les foins sont hauts, je marche jusqu’aux genoux dans les scabieuses et les silènes, les panais, les campanules et les grosses centaurées bleues chargées de faux-bourdons mouillés, dans les graminées, les nielles, dans la vipérine, le trèfle rose et le lupin. J’ai traversé jadis des champs de roses. J’ai vu la floraison du Caucase au printemps. Rien, rien n’est comparable, rien, je le sens, n’effacera jamais dans mon souvenir ces foins d’Auvergne qui me trempaient les genoux et qui sentaient si âcrement l’herbe.

Au bas de ce champ, s’étale une petite nappe d’eau. Des osiers l’entourent et des reines-des-prés. Je fais un détour de ce côté pour recevoir en plein cœur le